1 août 2019

Le désespoir des climatologues

Je suis désolée, mais je ne supporte plus l'anxiété et la dépression liées à la crise climatique.

La vérité n'est jamais bonne à dire à ceux qui refusent de la voir, qui ont choisi ou décidé de la nier et de diaboliser ses messagers. 
~ Romain Guilleaumes (Carnets) http://www.romain-guilleaumes.net/

Le journaliste David Corn a rencontré des scientifiques américains spécialisés en climatologie pour connaître les impacts émotionnels et psychologiques qu’ils ressentent devant l’inertie citoyenne et politique.
   Pour une fois, le journaliste du magazine Mother Jones leur donnait l’occasion d’exprimer leurs sentiments réels, de parler de la peur, la colère, la rage, l’angoisse et le désespoir qui les habitent. Parce que normalement, la «rigueur» scientifique exige que les climatologues livrent leurs rapports de recherche sans états d’âme, quelle que soit la gravité des résultats, pour ne pas influencer le grand public. On se limite donc aux faits.

J’ai traduit/adapté quelques passages pour piquer la curiosité, mais l’article est à lire de A à Z. Plusieurs témoignages percutants et révélateurs.

Les canaris dans la mine de charbon psychologique (Magazine juillet/août 2019)  

The Climate Syndrome – What happens when you know too much?

It’s the End of the World as They Know It
The distinct burden of being a climate scientist

Story by David Corn | Mother Jones | July – August 2019 

Qu’arrive-t-il lorsque vous en savez trop?

Le soir de l’élection présidentielle américaine en novembre 2016, la scientifique Kim Cobb était à Christmas Island, près d’Hawaï, pour ramasser des squelettes de coraux.  Après deux décennies de recherche, elle a vu le plus grand récif corallien du monde se nécroser à 85 % dans les dernières années à cause du réchauffement des océans. Elle se souvient qu’elle pleurait durant la plongée. La victoire de Trump fut un choc car elle espérait encore que Washington s’occuperait du changement climatique et de ses conséquences. De retour à Atlanta, elle sombra dans une grave dépression qui dura des semaines.
   «Ma pensée la plus retentissante était : comment mon pays a-t-il pu faire cela? J'ai dû faire face au fait qu'il y a eu un véritable raz-de-marée de gens qui ne se soucient pas du changement climatique et qui placent leur intérêt personnel au-dessus de l'ensemble des informations scientifiques auxquelles j'avais contribué.»


Une étudiante en climatologie, Priya Shukla, était au Laboratoire Bodega Marine en train de mesurer l’acidification des océans due au gaz à effet de serre. Elle écoutait une baladodiffusion S-Town : un homme excentrique et troublé – obsédé en fait – parlait des effets apocalyptiques possibles du changement climatique.  À 27 ans, elle s'est rendu compte qu'elle était émotionnellement épuisée, c’était le prix à payer pour scruter constamment la grande tragédie qui se déroule dans les océans. Elle a décidé de consulter un thérapeute.
   «Je ne voulais pas ressentir cet épuisement parce qu'alors je ne voudrais plus faire ce travail. J'en ai parfois assez d'avoir à faire face à ce déclin incroyable et immense, et auquel je contribue. Je m'éloigne alors temporairement des journaux scientifiques, et je ne veux pas me regarder dans le miroir. Je ressens une profonde tristesse et une grande perte. Je me sens très en colère.»

Photo : Devin Yalkin / Mother Jones

Il n'est pas surprenant que les chercheurs qui passent leur vie à explorer les effets désastreux du changement climatique puissent ressentir les conséquences émotionnelles de leur travail. Pourtant, de plus en plus, Cobb, Shukla et d'autres personnes sur le terrain ont commencé à discuter publiquement de l'impact psychologique lié au fait de compiler des données indiquant une catastrophe imminente, de faire face au déni et aux attaques contre la science et d'observer l'inaction du gouvernement face au changement climatique. «Les scientifiques parlent d'un mélange intense d'émotions en ce moment», dit Christine Arena, productrice exécutive des docuséries Let Science Speak, qui mettait en vedette des chercheurs en climatologie qui s'élevaient contre les efforts visant à faire taire ou ignorer la science. «Il y a un profond chagrin et de l'anxiété pour ce qui est perdu, suivi d’une rage face à l'inaction politique continuelle, et enfin de l'espoir quant à effectivement résoudre ce défi. Il y a définitivement des larmes et des voix tremblent. Ils connaissent cette vérité profonde : ils sont en première ligne pour faire face à leur peur, à leur colère et peut-être à la panique que nous-mêmes devrons affronter.»

Les scientifiques sont-ils des canaris dans une mine de charbon psychologique?

Est-il important de comprendre leur désespoir puisque cette anxiété pourrait rapidement se généraliser au sein de la population?
   En d'autres termes, les climatologues ressemblent à la Sarah Connor de la série Terminator qui est au courant d'une catastrophe imminente mais qui doit lutter pour fonctionner dans un monde qui ne comprend pas ce qui s'en vient et, pire encore, qui ignore largement les avertissements de ceux qui savent.

Alors, que signifie être maudit à cause d’un savoir anticipatif que les autres n’ont pas?

Ken Caldeira, climatologue à la Carnegie Institution for Science et professeur à Stanford, étudie l'impact du changement climatique sur les récifs coralliens. «Je vois des récifs qui sont morts à plus de 90 %. C'est une vraie tragédie. Je le vois et je le vis.» Quelle est sa réaction émotionnelle? «J'ai continué. Peut-être parce que je suis devenu plus habile à supprimer mes sentiments... Je peux encore voir que c'est vraiment tragique : les émissions de combustibles fossiles ont tué 90 % de ce récif. Mais ma stratégie dominante est d'intellectualiser et de me dire : nous, les humains, nous sommes fous! En tant que scientifique, mon seul rôle est de générer des informations utiles.»

Récif de corail d'autrefois 

Récif de corail d'aujourd'ui

Comme l’explique l’auteur de l’article, la plupart des climatologues ont appris à se distancer de leurs émotions pour être capable de fonctionner. Mais vient un moment où la coupe déborde.
   Peter Kalmus est souvent envahi par des vagues de tristesse. Un jour il a appelé son représentant au Congrès pour appuyer un projet de loi sur les changements climatiques. «J'expliquais à l'employé pourquoi c'était urgent, et je me suis mis à pleurer. Pour moi, le chagrin surgit inopinément.»
   Les climatologues ne sont pas habitués à partager leurs inquiétudes et leur tristesse par rapport à ce qui s’annonce, mais une fois la dépression reconnue, chacun trouve une façon de composer avec le problème, soit par la psychothérapie, la méditation et autres.
   Mais le désespoir vécu par certains scientifiques pourrait avoir un avantage. «De plus en plus de scientifiques mettent leurs émotions et leur cœur à l'avant-plan de leur travail, devenant plus audacieux, plus passionnés, plus provocateurs», déclare Christine Arena, productrice de docuséries sur le changement climatique. «D'une certaine façon, ce chagrin collectif rend leur action plus efficace.»
   Katharine Wilkinson souligne : «En ce moment, nous accordons la priorité à la formation technique en sciences et en politique. Mais les aspects émotionnel et psychologique feront partie de la boîte à outils.» Lors d'une récente réunion-débat, elle se souvient avoir dit : «Je n'ai pas d'enfant et j'ai un chien, et Dieu merci, il sera mort dans 10 ans.» Par la suite, les gens ont demandé à Wilkinson si elle y croyait vraiment. «La vérité, c'est que oui. La nature émotionnelle de ce travail ne fera que s'intensifier à mesure que les changements climatiques se produiront et que les actions requises deviendront de plus en plus urgentes.»


Sans être climatologue, je ressens le même désarroi (1). Quand je pense au nombre de frênes qui ont été abattus dans le quartier depuis deux ans, j’ai envie de pleurer.
   Étant donné mon âge, je peux affirmer que le Québec d’il y a quarante ans a changé pour le pire. Il s’est considérablement dépouillé et enlaidi. Il a perdu sa verdeur, ses boisés, beaucoup de sa faune et de sa flore, au profit des industries polluantes, du béton, des autoroutes à congestion routière/smog (6,6 millions de véhicules et beaucoup de VUS polluants au Québec!), des parcs de bunkers qu’on ose appeler «maisons», des hideux centres commerciaux qui ont poussé les boutiquiers indépendants à la faillite... J’arrête, la liste est trop longue. Les amateurs de laideur ont été choyés.
   Autrefois quand on voyageait, en Europe par exemple, on atterrissait dans une capitale, on louait une petite voiture et on partait à l’aventure. On visitait villes et villages à pieds pour causer avec les gens. On mangeait dans les Relais routiers et c’était formidable. Aujourd’hui les touristes débarquent de leurs gros paquebots dans un port, achètent quelques souvenirs (made in China) aux marchands locaux, prennent des égoportraits et remontent aussitôt à bord en direction du prochain port. Le tourisme de masse est un business extrêmement lucratif. Néanmoins, l’empreinte écologique est proportionnelle et irréversible.

J’en profite pour recommander : 
Manuel de l’antitourisme 
Rodolphe Christin | Polémos | 144 pages
Éditions Écosociété, 2017

Le tourisme est la première industrie mondiale, même s’il est pratiqué par seulement 3,5 % de la population… Un luxe réservé aux occidentaux qui, depuis l’avènement des congés payés, ont intégré «un devoir d’ailleurs et de loisirs». Mais qui n’a pas senti ce malaise, dans une boutique de souvenirs ou sur une plage des Caraïbes couvertes de baigneurs blancs? Qui n’a jamais ramené de vacances le sentiment de l’absurde? Car même les mieux intentionnés des voyageurs contribuent malgré eux à la mondophagie touristique. Et rien ne semble pouvoir arrêter cette conquête démesurée des quatre coins du monde : ni la pollution qu’elle impose, ni la disparition des spécificités culturelles qu’elle vient niveler et encore moins la conscience de l’Autre qu’elle réduit à une relation marchande. Pouvons-nous nous évader du tourisme? Rodolphe Christin nous invite à retrouver l’essence du voyage : préférer le chemin à la destination, et «disparaître» plutôt qu’apparaître partout.


Caricature : Serge Chapleau. Va dans Waze et entre : "Place Saint-Marc, Venise". 
La Presse 01.08.2019

Critique du Manuel de l'antitourisme par Isabelle Paré, Le Devoir, 4 août 2017 :
   L’été rime avec exode, avec ce moment où l’on troque son fuseau horaire pour un autre, et ses pénates pour un courant d’air. Qu’on mette le cap sur une plage ou sur le fond des bois, les vacances sonnent le retour des grandes migrations, de plus en plus lointaines. Maintenant que les vols à bas prix ont placé les antipodes à portée de portefeuille, les vacances sont souvent devenues une incitation au voyage. Tous touristes?
   Pas moins d’un milliard de voyageurs seront montés à bord de vols à bas prix d’ici la fin de l’été pour sauter les frontières. Des colonies entières de fourmis projetées dans le ciel à l’assaut de recoins de la planète dans des carcasses de métal. La plupart vers des destinations vacances formatées pour les familles en quête de répit ou pour des nomades saisonniers avides de dépaysement.
   «C’est que nous vivons à côté de nous-mêmes le reste du temps, à côté de nos pompes», souligne l’auteur, qui voit dans certains mirages du tourisme «une compensation thérapeutique» permettant à chacun d’accéder à une qualité de vie qui lui échappe au quotidien. D’ailleurs, l’obsession du départ ne turlupine l’humanité travaillante que depuis la généralisation des vacances payées.
   Ce congé annuel, réel progrès pour les masses laborieuses, a donné naissance à une course vers la reconquête du temps libre. Un trou que s’est empressé de combler l’industrie du tourisme de masse, dit-il, un véritable rouleau compresseur qui compte aujourd’hui pour 10 % du PIB mondial.
   L’auteur n’est pas tendre à l’égard d’une industrie qui profite de ce mégabrassage géographique. En plus des tonnes de GES générées par les gros-porteurs, le pamphlétaire reproche à ce tourisme sur mesure de mettre la planète «sous scellés», de vampiriser territoires, cultures, villes et villages dans des parcours «fléchés» qui ne laissent place ni au hasard ni à la rencontre.
   Pis, de pétrifier des paysages dans des décors factices, de cryogéniser des lieux ou des populations dans un passé qu’ils ont désormais délaissé, pour cause de retombées touristiques. Sans compter les dommages collatéraux entraînés par les meutes voyageuses qui obligent à déployer stationnements, autocars et toilettes publiques dans des endroits pourtant courus pour leur authenticité, leur beauté plastique.
   Trop, c’est trop – En Europe, les excès du tourisme alimentent la chronique. À Barcelone, courue par 27 millions de visiteurs par an, les habitants frôlent la crise de nerfs, exaspérés par l’effet Airbnb qui a fait bondir le prix des loyers et transformé leurs immeubles en zones de fiesta continue. Les résidants en ont soupé des meutes de jeunes torses nus, saouls ou givrés à point, urinant sur la place publique. Les pancartes «Tourists go home» ont commencé à éclore sur les balcons.
   À Venise, les bateaux de croisière de 17 ponts continuent de menacer la cité lacustre aux pieds d’argile, où plus de 1500 colosses des mers déversent 2 des 27 millions de badauds qui atterrissent chaque année dans la cité des Doges. Une directive du gouvernement, adoptée pour juguler la venue de ces géants, n’est toujours pas appliquée à la lettre.
   Même dans le Vieux-Québec, on s’inquiète que trop de tourisme tue le tourisme, puisque les quelque 4500 résidants restants continuent de fuir les rues transformées par moments en pistes pour calèches ou pour autocars.

Article intégral

Dans cet ordre d’idée :

(1) Extrait de l’introduction du blogue Situation planétaire (publiée peu avant le déversement de BP dans le Golfe du Mexique en juin 2010)

Le bilan de santé de la planète? Phase terminale. Il faut le reconnaître, voir une biosphère en dérive s’écrouler sous notre nez est lugubre. En résumé, le mépris et l’irrespect du vivant (humains, animaux, nature) ont atteint un paroxysme. La violence, la corruption et le déni culminent. Les hommes se sautent à la gorge les uns les autres au moindre prétexte. Les vieux systèmes patriarcaux échafaudés sur le mensonge agonisent. Les tyrans politiques, financiers, religieux et scientifiques pullulent, de même que les petits dictateurs de l’entourage individuel (milieu de travail, famille, etc.). À l’heure actuelle, il y a des barbaries plus graves et qui tuent plus de monde que toutes les pandémies de grippe réunies; pourtant, aucun vaccin en vue… Sur l’échiquier du pouvoir, l’ultime bataille pour dominer la terre se joue entre quatre principales nations. Par ailleurs, il va sans dire que les bizarreries climatiques, la surpopulation et la disparition rapide d’innombrables espèces et écosystèmes multiplient les problèmes; cela ressemble étrangement à un suicide collectif...
   Déjà dans les années 60, certains biologistes et scientifiques sonnaient l’alarme. Je pense notamment à Rachel Carson dont le livre Silent Spring prédisait que l'empoisonnement graduel et irréversible des écosystèmes rendrait la terre impropre à toute vie – merci aux hydrocarbures chlorés et aux organophosphorés!
   N'écoutant rien, nous avons continué de foncer dans le mur, la pédale de l’accélérateur collée au plancher. Avec le pétrole combiné au nucléaire, nous fonçons vers l’extinction à la vitesse de la lumière. Et bien sûr, avant d’y aboutir, nous aurons détruit et siphonné la terre jusqu’au dernier centimètre carré.
   Aussitôt que des prospecteurs découvrent des mines et des gisements inexploités, tout le monde applaudit et se précipite parce que cela signifie qu’on peut continuer, encore pour un temps, à vivre de la même manière sans se soucier des conséquences. Y a-t-il encore des humains assez naïfs pour croire que notre mode de vie barbare et archaïque – malgré toute la technologie qui rien n’a changé sauf le décor – se poursuivra indéfiniment? À quoi bon une intelligence prétendument supérieure qui ne sert qu’à nous exterminer tous autant que nous sommes? Le moins qu'on puisse dire, est que ce n'est pas la sagesse qui nous exterminera, et nous n'avons pas besoin d'une boule de cristal ni d'un calendrier Maya pour prédire un futur déjà présent...
   Peut-on récupérer l’irrécupérable, décrotter l’indécrottable? La terre balancera-t-elle dans le cosmos les parasites qui l’ont outrageusement violée et dévastée? Est-elle saturée de bains de sang et de massacres, lasse d’héberger des visiteurs qui ne songent qu’à l’exploiter et à perpétuer la guerre au nom du profit? Un suspense de série noire.
   Parfois je me dis que nous ne méritons pas de vivre sur cette planète, et que si l’espèce humaine disparaissait, la terre pourrait enfin entamer un extreme makeover, à son plus grand avantage.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire