Prévert
s’est toujours fait le défenseur des plus faibles, notamment de la classe
ouvrière.
Certains
seront peut-être choqués de lire le mot «nègre» dans son poème. Je comprends le
principe du «politiquement correct» contemporain, mais faudrait-il indexer tous
les ouvrages ou les films qui incluent des mots désormais bannis, à raison? Il n’y a pas
si longtemps les Français voulaient censurer tous les films où les acteurs
fumaient pour éviter d'influencer les jeunes. Franchement. Ça me rappelle l’époque
où le clergé québécois avait une longue liste de livres à l’index – tout le
monde les lisait.
L’effort humain
Jacques
Prévert
L’effort
humain
n’est
pas ce beau jeune homme souriant
debout
sur sa jambe de plâtre
ou
de pierre
et
donnant grâce aux puérils artifices du statuaire
l’imbécile
illusion
de
la joie de la danse et de la jubilation
évoquant
avec l’autre jambe en l’air
la
douceur du retour à la maison
Non
l’effort
humain ne porte pas un petit enfant sur l’épaule droite
un
autre sur la tête
et
un troisième sur l’épaule gauche
avec
les outils en bandoulière
et
la jeune femme heureuse accrochée à son bras
L’effort
humain porte un bandage herniaire
et
les cicatrices des combats
livrés
par la classe ouvrière
contre
un monde absurde et sans lois
L’effort
humain n’a pas de vraie maison
il
sent l’odeur de son travail
et
il est touché aux poumons
son
salaire est maigre
ses
enfants aussi
il
travaille comme un nègre
et
le nègre travaille comme lui
L’effort
humain n’a pas de savoir-vivre
l’effort
humain n’a pas l’âge de raison
l’effort
humain a l’âge des casernes
l’âge
des bagnes et des prisons
l’âge
des églises et des usines
l’âge
des canons
et
lui qui a planté partout toutes les vignes
et
accordé tous les violons
il
se nourrit de mauvais rêves
et
il se saoule avec le mauvais vin de la résignation
et
comme un grand écureuil ivre
sans
arrêt il tourne en rond
dans
un univers hostile
poussiéreux
et bas de plafond
et
il forge sans cesse la chaîne
la
terrifiante chaîne où tout s’enchaîne
la
misère le profit le travail la tuerie
la
tristesse le malheur l’insomnie et l’ennui
la
terrifiante chaîne d’or
de
charbon de fer et d’acier
de
mâchefer et de poussier
passée
autour du cou
d’un
monde désemparé
la
misérable chaîne
où
viennent s’accrocher
les
breloques divines
les
reliques sacrées
les
croix d’honneur les croix gammées
les
ouistitis porte-bonheur
les
médailles des vieux serviteurs
les
colifichets du malheur
et
la grande pièce de musée
le
grand portrait équestre
le
grand portrait en pied
le
grand portrait de face de profil à cloche-pied
le
grand portrait doré
le
grand portrait du grand divinateur
le
grand portrait du grand empereur
le
grand portrait du grand penseur
du
grand sauteur
du
grand moralisateur
du
digne et triste farceur
la
tête du grand emmerdeur
la
tête de l’agressif pacificateur
la
tête policière du grand libérateur
la
tête d’Adolf Hitler
la
tête de monsieur Thiers
la
tête du dictateur
la
tête du fusilleur
de
n’importe quel pays
de
n’importe quelle couleur
la
tête odieuse
la
tête malheureuse
la
tête à claques
la
tête à massacre
la
tête de la peur
Paroles (Gallimard, 1946)
Photo :
Emmanuel de Burriel / Périscope
Dès
qu’il est question de capitalisme sauvage et de collapsologie, j’embraie – l’excellente chronique d’Odile Tremblay Le capitalisme pour les nuls (et les
révoltés) ci-après, a tourné la clef dans le démarreur...
Chapitres de la Chute, Saga des Lehman
Brothers d’après le
roman de Stefano Massini
La pièce relate l’échafaudage de l’entreprise Lehman en Amérique. La célèbre famille juive originaire d’Allemagne a émigré aux États-Unis au milieu du 19e siècle. Jetant d’abord son dévolu sur le coton, puis sur le café, le combustible et les chemins de fer, l’entreprise a éventuellement rejoint le secteur de la finance. On observe les personnages, dévorés par la cupidité, cheminer vers un enrichissement matériel toujours plus considérable. (Bible urbaine)
La pièce relate l’échafaudage de l’entreprise Lehman en Amérique. La célèbre famille juive originaire d’Allemagne a émigré aux États-Unis au milieu du 19e siècle. Jetant d’abord son dévolu sur le coton, puis sur le café, le combustible et les chemins de fer, l’entreprise a éventuellement rejoint le secteur de la finance. On observe les personnages, dévorés par la cupidité, cheminer vers un enrichissement matériel toujours plus considérable. (Bible urbaine)
Le krash de 2008 avait dix ans, et la pièce fut présentée deux fois plutôt qu’une à l'automne 2018.
D’abord en septembre au Théâtre Périscope sous la direction d’Olivier
Lépine, puis en octobre au Théâtre de Quat’Sous dans une mise en scène de Marc
Beaupré et Catherine Vidal. Des mises en scène et des décors différents toutefois.
Lehman Brothers “partners' room,” 1957. Center
for Creative Photography, The University of Arizona. Photo by Dan Weiner; Copyright John
Broderick.
Pour
mieux comprendre la faillite de Lehman Brothers et le krash de 2008 :
Documentaire
de Jennifer Deschamps (France/Canada).
Coproduction:
ARTE GEIE, KM, Radio-Canada, Intuitive Pictures.
Résumé : La chute, en 2008, de Lehman
Brothers, a plongé la planète dans une gigantesque récession. Dans une enquête
captivante, Jennifer Deschamps se penche sur ce qui a causé la perte d'une
banque au-dessus de tout soupçon. Le 15 septembre 2008, Lehman Brothers est officiellement
déclarée en faillite. Lâchée par le gouvernement et sans repreneur, la
vénérable banque d'investissement, fondée à New York en 1850, disparaît en
laissant à ses créanciers une dette de plusieurs centaines de milliards de
dollars. Lancée depuis plusieurs années dans une course folle au profit, cette
grande institution financière, dirigée par Richard Fuld, a développé des prêts
hypothécaires à risques, rapidement devenus emprunts toxiques. Accordés à des
ménages modestes voire sans revenus, ces subprimes ont permis à des centaines
de milliers d'Américains de devenir propriétaires de leur logement. Mais en
2007, lorsque la bulle immobilière éclate, la remontée des taux d'intérêts
gonfle les traites que les emprunteurs ne peuvent pas rembourser. Une vague de
saisies s'abat sur les États-Unis, et notamment sur la Californie... (1)
Le capitalisme pour les nuls (et les
révoltés)
Odile
Tremblay
Le
Devoir | 27 octobre 2018 | Chronique
Ainsi,
en ces temps de mutations, alors que les changements climatiques s’invitent au
quotidien et que la mondialisation part en vrille, les piliers du système
économique mondial montrent d’inquiétantes fissures.
Faut dire que le salut de la planète et des
humains perchés dessus commanderait des mesures contraires aux intérêts
commerciaux des nations et au confort des consommateurs électeurs. Les
politiciens légifèrent par-ci pour tempérer l’inquiétude collective face à
l’avenir sans ralentir la croissance, ferment les yeux par-là afin de soutenir
la machine. Et filons tous ensemble vers demain…
Pas moyen de plaider l’ignorance. Le cynisme
de nos propres régimes s’étale de façon virale à pleins médias. On a tous les
mains couvertes de sang. Malaise, quand tu nous étreins.
L’horrifique
polar entourant la torture et le meurtre du journaliste du Washington Post
Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul ravive ce trouble. Du
feuilleton sanglant surgit le ballet diplomatique de bien des dirigeants
occidentaux, entre homélies sur les droits de la personne et arguments
économiques en appels du pied. Armes vendues d’un bord, pétrole acheté de
l’autre, cris d’indignation sous couvert de vertu, récupération de «l’événement»
à des fins politiciennes par le moindre calife sur fond d’accords secrets entre
compères. Trump a soulevé une tempête qui lui claque au front. Alliés avec le
diable, nous? Il a tant de visages, celui-là.
Dragon moderne
On
rumine ces pensées devant la pièce Chapitres
de la chute de l’Italien Stefano Massini, adaptée de son propre roman, mise
en scène par Marc Beaupré et Catherine Vidal au Théâtre de Quat’Sous, qui
remonte les sources du système. À travers la saga des frères Lehman sur
plusieurs générations, de l’arrivée des frères juifs bavarois commerçants de
coton en Alabama jusqu’à la faillite de leur banque d’investissement à New York
en 2008 qui fit trembler Wall Street, en passant par le krach de 1929, c’est la
toile du capitalisme qui se tisse et se déchire sous nos yeux.
On ne
vous jouera pas la note marxiste. Ce régime a montré ses failles béantes. Et
quelle solution de rechange proposer hors des voies du dépouillement
volontaire? Reste que la course au profit du capitalisme industriel, avec
absence d’éthique et de vision écologique à long terme, semble lancée sur un
train fantôme sans gare au bout. L’échec de son réseau tentaculaire impliquant
l’alliance avec les tyrans de ce monde, au mépris des besoins planétaires et
des droits de la personne, entre migrations massives et replis identitaires,
est programmé d’avance. On le sait. La pièce en démonte les rouages organiques.
Stefano Massini fait du destin des Lehman un
dragon moderne qui avale ses scrupules et des couleuvres avant d’engloutir ses
propres enfants.
D’une durée de quatre heures et demie, la
soirée théâtrale. On s’était promis de lever le camp au cours d’un des
entractes, avant de rester tétanisée devant ces six comédiens et comédiennes
jouant indifféremment monsieur ou madame, maître ou domestique, sans décor,
sinon des chaises comme dans la pièce d’Ionesco. Par-delà quelques épivardages
de fin de parcours, cette leçon de capitalisme entre cimes et abîmes fait son
effet.
À la sortie, se confondent en nous toutes
ces têtes de Lehman avec les visages à double face de Trump, de Trudeau, de
Macron, du dictateur turc Erdogan, du perfide prince saoudien Mohammed ben
Salmane. Le théâtre s’offre parfois une salutaire fonction de manifeste.
(...)
---
(1) Ces individus et leur relève sont d'une cupidité inouïe, uniquement intéressés à amasser de l'argent tout comme les Koch Brothers, la famille Walton (Wal-Mart), etc.
(1) Ces individus et leur relève sont d'une cupidité inouïe, uniquement intéressés à amasser de l'argent tout comme les Koch Brothers, la famille Walton (Wal-Mart), etc.
Sans la cupidité globalisée, il n’y aurait
pas de destruction massive. Sans la cupidité, ni la vie animale ni les grandes
forêts ne seraient en train de disparaître. Et sans cette cupidité, il n’y
aurait pas eu de répression du génie; il y aurait eu davantage de
démonstrations ingénieuses et d’inventions basées sur autre chose que les
carburants fossiles. Il est impossible de mettre au point de nouvelles sources
d’énergie : les grandes idées sont mises en veilleuse à cause de la cupidité.
Le
déversement de plastique et de poisons dans les cours d’eau, les lacs et les
océans existe depuis si longtemps que des bancs complets de poissons et de
mammifères marins en meurent et échouent sur les rivages. Sans la cupidité, on
n’assisterait pas à la mort des forêts vierges. Sans la cupidité, on aurait un
climat normal et la nature suivrait son évolution naturelle sans éruptions
intermittentes.
À
chaque fois qu’on démarre sa voiture et qu’on appuie sur l’accélérateur, le gaz
d’échappement monte et est retenu dans la stratosphère, dans la bande de
pollution qui entoure la terre. On est accablés, mais on ne peut rien y faire,
on doit continuer à se déplacer. À chaque fois que la technologie modifie des
structures moléculaires et crée des produits chimiques, où vont les vapeurs
toxiques? Elles s’accumulent dans cette bande. Faute de l’équilibre normalement
assuré par les arbres majestueux et le feuillage des grandes forêts, les
dioxines ont atteint un tel niveau de concentration dans la stratosphère
qu’elles atteignent la couche inférieure.
À chaque fois qu’on achète un hamburger, on
favorise la destruction des forêts autour du monde. En effet, ces forêts
doivent être détruites pour que les bestiaux puissent paître dans le but de
satisfaire cet appétit insatiable pour les hamburgers. Et à chaque fois qu’on
jette le contenant du hamburger, tous les gaz contenus dans cette boîte se
libèrent et vont se loger dans la stratosphère. Mais c’est un contenant
jetable. Alors pourquoi s’en faire?
Quand il n’y a plus de choix possible, quand
le monde entier arrive à une impasse, quand la capacité de choisir s’effondre,
et c’est l’objectif dissimulé du gouvernement mondial, alors le temps s’arrête.
Mais ce moment pourrait aussi signaler la fin de l’ère des tyrans – rois,
monarques, aristocrates, gouvernements, financiers. Toute initiative pour
sortir de la léthargie représente une menace pour leur fortune. Les charlatans,
les profiteurs et les escrocs projettent de dominer le monde et de casser les
reins de la classe moyenne en se servant du système monétaire – une de leurs
ambitions les plus chères. Ces individus sagaces et astucieux connaissent la
nature humaine; ils savent combien les humains sont esclaves de leurs désirs.
Ils savent ce que les gens veulent entendre et ne pas entendre. Ils savent
flatter et menacer. Ils savent jouer avec les notions de patriotisme, de
liberté et de prospérité (croissance
économique). Grâce à leurs services dévoués, nous pourrions vivre un combiné du krach d’octobre 1929 à celui de l’automne 2008. Ajoutez à cela
quelques catastrophes, naturelles ou causées par l’homme, et nous sommes cuits.
Si l’économie va trop bien, on crée de l’inflation ou l’on déclenche une guerre
– ça remet les choses en place. Le pouvoir que nous pourrions exercer, et
surtout, la possibilité redoutable de devenir des êtres éclairés est une menace
pour l’élite.
Or personne ne pourra stopper les soubresauts
de la nature. Pas même une nation entière ne pourrait l’arrêter. Quand la terre
entreprendra de se nettoyer, ce faisant, elle pourrait détruire l’autoroute
numérique et le système bancaire mondial. Si la nature entre en jeu et
intervient, les failles sismiques en-dessous des centrales se disloqueront – un
tsunami et une faille sismique ne se préoccupent pas de ce qu’il y a au-dessus.
Les chamboulements climatiques sont en train de changer dramatiquement la
terre. Si les volcans entrent en éruption, beaucoup de gens périront, c’est
toujours ainsi quand la nature gronde. Quel que soit le plan ultime des gérants
de la planète, la nature l’emportera.
La terre se retrouve actuellement dans une
position précaire. La terre était un grand jardin, mais elle a été violée,
saccagée et mal utilisée, par ignorance. La nature est le souffle de vie en
toutes choses. Tout est vivant. Ce n’est pas parce qu’un arbre ne parle pas
qu’il n’est pas vivant. Une plante est un être vivant. Le grand rocher est
vivant. Mais en ce moment, ils étouffent, ils passent par la chambre à gaz. La
terre et toute la nature nous servent des avertissements, comme ces dauphins et
ces baleines magnifiques qui échouent sur les plages pour y mourir. À chaque
fois qu’une grande baleine échoue sur les côtes, elle envoie un message.
Tout cela ne passe pas inaperçu. Qui se débrouillera
pour prendre soin du vivant? Si
l’humain refuse de changer, alors que restera-t-il de la vie?
Mais les humains préfèrent regarder des
guignols faire semblant de régler les ravages qu’ils causent...
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