30 mars 2019

Le consommateur consumé... sur son propre bûcher

Les discussions houleuses au sujet de la laïcité nous détournent d’un enjeu beaucoup plus inquiétant : l’environnement. Cela permet à la CAQ de jouer au poker avec ses cartes vertes... au ralenti.

Opération verdissement à la Coalition avenir Québec
Souvent attaquée sur le plan environnemental, la Coalition avenir Québec (CAQ) tente de verdir son image. Les militants sont réunis cette fin de semaine dans 14 villes de la province pour débattre de 18 propositions qui pourraient se retrouver dans la plateforme du parti dès le mois de mai.
   Efficacité énergétique, augmentation du pourcentage d'aires protégées, électrification des transports, lutte au surembalage et au gaspillage alimentaire; les propositions contenues dans le cahier de consultation Pour une économie verte reposent davantage sur de grands principes que des mesures concrètes.
   Les propositions seront soumises au conseil général de la CAQ, prévu les 25 et 26 mai prochains à Montréal.
   Si elles sont adoptées, elles seraient alors intégrées au programme du parti, qui pourrait dès lors mettre en application sa politique verte.
   Cette réflexion s'effectue deux semaines après une mobilisation sans précédent des jeunes pour le climat.

David Rémillard, ICI Radio-Canada /Info | 30 mars 2019

«So, so, so, sortons des fossiles!»
Le message des environnementalistes venus manifester samedi devant le Palais des congrès de Montréal pendant l'Assemblée générale du Mouvement Desjardins était on ne peut plus clair : la caisse doit retirer ses investissements des énergies fossiles afin de lutter contre les changements climatiques.
   Ils étaient près d’une centaine à avoir affronté la pluie froide qui s’abattait sur la ville afin d’être entendus par les plus hauts dirigeants de l’institution financière.
    Vendredi, la marche pour le climat des élèves du secondaire s’était terminée au même endroit afin de livrer un message similaire à Desjardins.
   «Depuis début 2018, on a renoncé à 25 % de nos nouvelles opportunités d’affaires, principalement à cause des impacts que ça peut avoir sur l’environnement, et la plupart des demandes qu’on a refusées étaient dans les énergies fossiles », a expliqué Chantal Corbeil, la porte-parole du Mouvement Desjardins. «On va continuer à diminuer, mais on veut le faire de façon progressive, a-t-elle ajouté. On veut accompagner nos membres et les gens qui sont dans ce milieu-là pour les influencer à réduire leur empreinte carbone.»
   Desjardins investit encore dans des entreprises comme Trans Canada, comme Enbridge, qui portent des projets de pipelines. Les caisses populaires détenaient 145 millions de dollars dans le projet Trans Mountain avant que celui-ci ne soit racheté par le gouvernement du Canada l’an dernier, de dire Patrick Bonin, qui met aussi l’accent sur les droits des communautés autochtones dont les territoires sont traversés par les projets d’oléoduc.
   «Grâce aux pipelines, l’industrie va pouvoir produire plus, exporter plus et donc polluer plus», scandait la militante Laure Waridel à la foule.

Julien Lamoureux, ICI Radio-Canada /Info | 30 mars 2019

Jusqu’à récemment on disait – «après nous le déluge!», maintenant on peut dire – «après nous le feu!» Le consommateur consumé... sur son propre bûcher.
   L’idée n’est pas de diaboliser l’industrie pétrolière, mais de signaler que nous avons besoin d’étincelles d’une autre nature pour progresser vers une qualité de vie supérieure.

Le torchage 

Parlons des Premières Nations dont les territoires ont été irrémédiablement souillés par les géants industriels, et le saccage se poursuit!

L’ex-premier-ministre du Canada Stephen Harper disait en juillet 2006 :
«Les sables bitumineux sont le deuxième gisement mondial après celui de l’Arabie Saoudite, plus important que ceux de l’Irak, de l’Iran ou de la Russie. ... En deux mots, c’est une entreprise de proportions épiques, égale à la construction des pyramides ou de la Grande Muraille de Chine, mais en plus grand.» Il se pétait les bretelles et Justin Trudeau fait pareil.

«Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.»
~ Walter Benjamin (Thèses sur la philosophie de l'histoire)

Cette citation chapeaute le Mot de l’éditeur du livre collectif BRUT. Il poursuit :
«Les étendues de l’Athabasca, dans le Nord-est de l’Alberta, au Canada : 90 000 kilomètres carrés de terre écorchée et d’eaux contaminées par l’extraction des sables bitumineux, mélange lourd et visqueux d’argile, de sable et de bitume, qui constitue le carburant fossile le plus sale qui soit (n’en déplaise à ceux qui prétendent qu’il est plus respectueux des droits humains que le brut exporté par les Émirats arabes).  
   On mesure généralement l’ampleur de cette dévastation en comptant les hectares de terre arrachée, les mètres cubes d’eau contaminée, les tonnes de déchets toxiques produits, le nombre d’animaux tués, les milliards de dollars empochés, mais ces chiffres vertigineux ménagent notre entendement en le dépassant. Ils ne dévoilent pas l’essentiel : que ce désert toxique qui s’étend au nord du monde est une dévastation de la culture humaine.
   Les sables bitumineux et leur capitale, Fort McMurray, sont un monument du capitalisme contemporain et de la logique extractiviste selon laquelle le gaspillage, aussi bien dire le scandale, serait de ne pas mettre à profit les moindres replis de la terre. Cette atrophie calculée de la vie habitable, l’appauvrissement de notre rapport à nous-mêmes, au politique, au réel, l’inversion des valeurs qui fondent notre humanité par les passions de l’accumulation, voilà ce que décrivent les voix ici rassemblées.»

Si vous voulez sortir la tête du sable (bitumineux), ce livre est pour vous. Je le relis pour l’énième fois... Un bilan déplorable, difficile à avaler (à moins d’être cracheur de feu). Mais, quand on sait, on peut au moins choisir son camp en toute conscience :
BRUT, la ruée vers l’or noir (Lux Éditeur, 2015) – les voix de celles et ceux qui ont vu de près cette catastrophe : Melina Laboucan-Massimo, David Dufresne, Nancy Huston, Naomi Klein et Rudy Wiebe.

‘Oil on Lubicon Land: A Photo Essay’ by Melina Laboucan-Massimo 


Du pétrole en territoire Lubicon

Par Melina Laboucan-Massimo, militante écologiste, membre de la nation des Cris du lac Lubicon. Elle craint avec raison de nouveaux déversements et les feux de forêts.

Traduit de l’anglais par Alexandre Sánchez.  

Je viens de la communauté de Little Buffalo et je fais partie de la nation des Cris du lac Lubicon. Je suis aussi militante de Greenpeace dans le cadre de la campagne sur le climat et l’énergie. Le territoire traditionnel des Cris lubicon, dans le Nord de l’Alberta, couvre approximativement 10 000 kilomètres carrés de taïga, fleuves, plaines, zones humides ou tourbières, appelées muskeg en langue algonquienne. Ma communauté a traversé trois décennies d’exploitation massive de combustibles fossiles. Ce développement s’est fait sans le consentement de la population au mépris des droits humains garantis par la Section 35 de la Constitution canadienne qui protège les droits ancestraux des Autochtones.
   Mon père était le plus jeune de sa famille et ma kokum (grand-mère) le cachait chaque automne quand l’agent des Indiens arrivait dans la communauté pour arracher les enfants à leur famille et les envoyer dans des pensionnats. Il a donc grandi sur la terre et n’a appris l’anglais qu’à dix ans, lorsqu’il a enfin pu aller à l’école. Dans les années 1970, avant que les compagnies pétrolières n’empiètent sur nos terres, la génération de mon père subsistait avec celle de mes grands-parents dans un monde où l’on pouvait encore pêcher, chasser, trapper, partout dans la région et sur le territoire ancestral. J’ai souvenir d’être allée sur les terres de trappage en voiture à chevaux. Je suis née à Peace River. Là où se trouvait l’hôpital le plus près de Little Buffalo, où nous avons habité jusqu’à ce que ma mère nous fasse déménager à Slave Lake, à quelques de là, pour chercher du travail et une «bonne éducation» pour ses enfants. Je me rappelle de l’époque où les gens vivaient encore de la terre. L’eau des rivières, des ruisseaux et de la tourbière était encore potable. Mais avec l’arrivée du gaz et du pétrole, tout a changé.
     À ce jour, il y a plus de 2 600 puits d’hydrocarbures sur nos terres ancestrales. Plus de 1 400 kilomètres carrés de territoire cri lubicon ont été cédés à l’extraction in situ des sables bitumineux et près de 70 % du territoire a déjà loué pour des projets miniers futurs. Le mode de vie autochtone est peu à peu éclipsé par le développement pétrolier et gazier intensif. Là où il y avait jadis des communautés autosuffisantes qui pouvaient compter sur l’air pur, l’eau propre et les plantes médicinales de la forêt boréale, on voit aujourd’hui des familles qui dépendent de plus en plus des services sociaux parce qu’elles ne sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins.
   On constate aussi une recrudescence des problèmes de santé, notamment des maladies respiratoires dues aux produits nocifs émis dans l’air et dans l’eau. Dans le nord de l’Alberta, non seulement le taux de cancers monte en flèche, mais les services de santé, eux, se réduisent comme peau de chagrin. On a évalué à près de 14 milliards de dollars les ressources en bois, pétrole et gaz qui ont été arrachées aux territoires ancestraux par les compagnies d’extraction pétrolière et gazière. Pourtant certaines communautés de la région n’ont pas d’eau courante, alors que les sources d’eau sont pompées et contaminées à un rythme alarmant partout au Canada. Dans les derniers écosystèmes du pays qui sont encore purs, les communautés doivent vivre avec les répercussions de plus en plus nombreuses de la pollution. Notre milieu de vie est remplacé par des paysages industriels, des cours d’eau asséchés et pollués et un air vicié. Nous sommes indéniablement dans une situation de crise.
   Le 29 avril 2011, une rupture dans l’oléoduc Rainbow de la compagnie Plains Midstream a provoqué un déversement massif aux abords de notre communauté : 4,5 millions de litres de pétrole se sont répandus. C’est l’un des plus gros déversements de pétrole de l’histoire de l’Alberta. Le pipeline s’est fissuré et le pétrole a coulé le long du corridor de l’oléoduc et dans la forêt, mais la plus grande partie du brut s’est infiltrée dans le muskeg, une tourbière qui a mis des milliers d’années à se former. Ceci est d’autant plus grave que le muskeg communique avec tous les cours d’eau de la région. Ce n’est pas un système clos, une eau «stagnante», contrairement à ce que prétend le gouvernement. C’est un écosystème vivant qui respire et nourrit toute la vie qui dépend de cette eau.
   Le jour de ce déversement, l’école de ma communauté n’a pas été avertie de la fuite. Lorsque les enfants sont arrivés, ils ont commencé très vite à se sentir mal, croyant qu’il y avait une fuite de propane dans l’établissement, on a évacué l’école. Or, dehors, ce n’était pas mieux, et c’est alors qu’ils ont compris que tout le village était affecté, pas seulement l’école. Personne n’a été prévenu de ce qui se passait. Les habitants de la communauté n’ont officiellement été avertis de l’ampleur du déversement que cinq jours après l’accident, le lendemain des élections fédérales qui ont reconduit le Parti conservateur au pouvoir. L’école est restée fermée une semaine et demie.
    Pendant la première semaine, des membres de la communauté ont souffert de nausées, de maux de tête et avaient les yeux qui brûlaient. On a déclaré officiellement que la qualité de l’air n’était pas affectée, même si le ministère de l’Environnement de la province a attendu six jours entiers avant d’envoyer quelqu’un sur les lieux. Un tel délai est pour le moins problématique. Le gouvernement qui octroie les permis pour l’exploitation pétrolière – généralement sans l’accord des membres de la communauté – ne prend pas en considération la santé et le bien-être des habitants de la région. Il les met plutôt directement en danger. La plupart des membres de la communauté ne savaient pas quoi faire, ni même s’ils pouvaient rester dans le village. La question se posait tout particulièrement pour les femmes et les enfants en bas âge. L’oléoduc Rainbow a été construit il y a 45 ans et qui sait ce qui pourrait arriver dans l’avenir aux autres communautés qu’il traverse.
   Ce même pipeline a déjà cédé en 2006 et, à l’époque, le ministère de l’Énergie de l’Alberta a publié un communiqué prenant acte de facteurs de corrosion et d’Agression liés à des défaillances dans l’infrastructure de l’oléoduc. Cette fois, plus de 1 million de litres ont été déversés et, cinq ans plus tard, ce sont 4,5 millions de litres de brut qui se sont répandus sur notre territoire ancestral. Quand tout cela cessera-t-il? Les habitants des communautés devront se tenir sur leurs gardes à cause de ces ruptures d’oléoducs qui surviennent un peu partout en Amérique du Nord. Celle de la rivière Kalamazoo, dans le Michigan, a provoqué le déversement de plus de 3 millions de litre. Sur la côte Ouest, en Colombie-Britannique, le pipeline de Kinder Morgan a causé des déversements en 2005, 2007, 2009 et 2012. D’un océan à l’autre, la population est très préoccupée par l’infrastructure des oléoducs.
   L’ONU a recommandé d’imposer un moratoire sur l’exploitation pétrolière et gazière en territoire lubicon. Le 26 mars 1990, le Haut commissariat aux droits de l’homme de l’ONU a déclaré que le fait de négliger de reconnaître et protéger le territoire lubicon mettait en danger notre mode de vie et notre culture et à nouveau, en 2005, cette même instance a déclaré que l’attitude du gouvernement canadien envers les Cris lubicons contrevenait au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ainsi, plusieurs organismes de défense des droits humains ont réagi, mais l’exploitation pétrolière se poursuit, comme si de rien n’était.
   Deux semaines après le déversement de 2011, d’immenses feux de forêt se sont répandus dans la région et, encore aujourd’hui, d’incontrôlables incendies forestiers se déclenchent régulièrement près du site de la catastrophe. Imaginez le danger que représente le fait de ne pas pouvoir contenir des incendies près des installations pétrolières qui pourraient exploser ou qui ont déjà explosé, ou aux abords d’autres fissures dans l’oléoduc. 
   Si je me bats aujourd’hui contre les ravages de l’industrie pétrolière, c’est à cause de ce qui arrive aux membres de ma famille et de ma communauté. Nous voyons des déversements massifs se succéder. Nous voyons la faune et la flore, des écosystèmes entiers, mourir sous nos yeux. Dans le nord de l’Alberta, la crise provoquée par l’extraction des sables bitumineux est majeure. Lorsque je suis allée chez moi après le déversement, j’ai vu comment on traitait les membres de ma famille. Ils se sentaient très malades. J’ai eu le cœur brisé de les voir aussi vulnérables, ne sachant pas quels étaient leurs droits ni ce qu’ils pouvaient faire pour se protéger. 
   Combien d’autres communautés doivent être exposées au danger, et combien de personnes doivent voir leur santé mis en péril pour permettre cette extraction intensive? Et au profit de qui, au juste? Au bout du compte, ce n’est sûrement pas nous qui bénéficions de ce type de développement. Qu’allons-nous laisser aux générations futures? Nous leur laisserons une eau contaminée, de l’air pollué et des écosystèmes qui ne pourront pas survivre.
   Or, l’exploitation des sables bitumineux, qui consiste à racler le fond du baril pour produire le brut le plus sale qui soit, n’est pas indispensable. Il existe deux méthodes d’extraction. Il y a d’abord les mines à ciel ouvert, qui sont aussi grandes que des villes entières. Lorsque le site de l’Imperial Oil sera terminé, celui-ci sera aussi grand que le ville de Washington, DC. Les plus gros camions à benne du monde, hauts de trois étages, opèrent sur ces sites. Il y a aussi ce qu’on appelle l’extraction in situ, souterraine, moins nocive en apparence, comme essaie de le faire valoir le gouvernement, parce qu’elle perturbe moins la surface de la terre. Or, la plupart du temps, cette technique consomme de plus grandes quantités d’eau et de gaz et émet plus de carbone. Elle n’est pas moins nocive, mais les médias qui font dans l’écoblanchiment des sables bitumineux vous diront le contraire, parc qu’on prévoit extraire 80 5 du carburant de cette façon.
   Le bassin du fleuve Mackenzie et le delta des rivières de la Paix et Athabasca forment l’une des principales sources d’eau pure du monde et contiennent un sixième des réserves hydriques du Canada. Les compagnies pétrolières sont en train de les épuiser. Pour extraire un baril de sables bitumineux, il faut utiliser plus ou moins cinq barils d’eau, et le processus produit l’équivalent d’un baril et demi de sous-produits toxiques. De plus, la source de la rivière Athabasca est le glacier Athabasca, qui rétrécit sous l’effet des changements climatiques. Les anciens des Premières Nations qui utilisaient jadis de grosses embarcations pour descendre la rivière utilisent maintenant de petits canots et, malgré cela, échouent régulièrement sur des bacs de sable. L’eau de la rivière Athabasca est puisée à un rythme alarmant. Les pêcheurs trouvent des poissons atteints de tumeurs ou dont l’épine dorsale est tordue. Le docteur David Schindler, éminent biologiste spécialiste des eaux continentales, a déclaré que la rivière Athabasca ne suffirait probablement pas à satisfaire les besoins du secteur pétrolier de la région. En fin de compte, l’industrie et le gouvernement canadien détruiraient 141 000 kilomètres carrés de terre, une surface plus grande que celle de la Floride, ou de l’Angleterre et du pays de Galles réunis. Notre terre, le territoire ancestral des Cris, des Dénés et des Métis.
   Cette crise n’est pas seulement locale, elle est aussi mondiale. Les communautés qui ne voient pas leur taux de cancers monter en flèche et ne subissent pas d’effets directs de la pollution subiront toute de même les conséquences des changements climatiques causés par les émissions massives de carbone dues à l’extraction des sables bitumineux : inondations, sécheresses, feux de forêts, climat imprévisible et extrême, tout cela mettant en péril la sécurité alimentaire et le bien-être de tous, pas seulement celui des membres des Premières Nations.
   Mais il y a des solutions. Il faut changer les choses, encourager le recours aux énergies renouvelables, qui assurent l’autonomie et l’autosuffisance de nos communauté. Détournons-nous du système qui repose sur les énergies fossiles. Favorisons les énergies renouvelables qui nous éloigneront pour de bon de ce à quoi nous face aujourd’hui.
   Une étude publiée le 9 mai 2011 par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) démontre que, dans quarante ans, près de 80 % de l’énergie consommée dans le monde pourrait être issue de sources renouvelables, mais seulement si les gouvernements respectent les mesures de promotion des énergies vertes. Le gouvernement canadien octroie 1,4 milliard de dollars chaque année en avantages fiscaux aux compagnies pétrolières, minières et gazières. Une grande partie de cette somme pourrait être allouée à la construction des infrastructures écologiques dont les générations actuelles et futures ont besoin.
   Les Premières Nations s’unissent pour répondre au besoin urgent de protéger la terre et les réserves d’eau, comme l’affirme la «Déclaration pour sauver le fleuve Fraser» signée pas plus de 130 nations. Ce que les gens ne semblent pas encore avoir compris, c’est qu’en luttant pour sauver nos terres, nous luttons aussi pour les autres habitants de la planète.

À visiter :

Canada's tar sands landscape from the air – in pictures

Oil Sands Truth

21 mars 2019

Heureux mariage de talents!

«Quand on besoin d'avoir beaucoup pour être heureux, c'est qu'on est fondamentalement pauvre.»

«La vie de chacun est un roman trop souvent lu en diagonale.»  


«L'argent c'est un bâton déguisé en carotte.»

«Quand la liberté devient obsédée par l'idée de porter une arme, c'est qu'elle est déjà morte.»  

«Dans le métal des armes, le désespoir attend.»

«L'imaginaire est cet espace bien réel où les solutions se trouvent.»

«Il y a ceux qui traversent la vie. Il y a ceux que la vie traverse.»


Extraits de :

Pêche à la ligne
Éditions Somme toute

Auteur : Christian Vézina
Metteur en scène, poète, comédien et chroniqueur à l'émission Dessine-moi un dimanche (SRC).
Autre : chroniques Un dimanche à ma fenêtre Éditions Somme toute

Illustrateur : André-Philippe Côté  
Scénariste, illustrateur, bédéiste, caricaturiste et peintre. Il est surtout renommé pour ses caricatures éditoriales dans le quotidien de la capitale Le Soleil.  

18 mars 2019

Les forêts : des sanctuaires, pas des réserves à papier-cul

Nos forêts sont précieuses, et celles-ci ne devraient finir en papier de toilette doux et luxueux pour torcher le cul nos voisins américains. Depuis 1996, 28 % de notre forêt boréale, l’équivalent de l’état de la Pennsylvanie, a été rasé à cet effet. Dégueulasse.
   «L’amour des Américains pour le papier de toilette de luxe tue la forêt canadienne. Deux organisations américaines ont publié un rapport conjoint qui illustre à quel point la forêt boréale canadienne est affectée par l’amour inconditionnel des Américains pour le papier de toilette plus doux. En fait, le rapport du Natural Resources Defense Council et de StandEarth explique que l’impact de cette habitude sur la forêt boréale canadienne «est dramatique et irréversible», contribuant en même temps au réchauffement du climat, résume le Guardian.
   L’ingrédient clé, la pulpe vierge, représente 23 % des exportations de produits forestiers canadiens. Les Américains sont particulièrement à blâmer. Ils représentent 4 % de la population mondiale, mais ils consomment 20 % de la production de papier de toilette.»

Parmi les pires grandes compagnies : Charmin Ultra Soft, Kirkland Signature et Angel Soft.  

https://www.theguardian.com/world/2019/mar/01/canada-boreal-forest-toilet-paper-us-climate-change-impact-report


«Voulons-nous vraiment transmettre aux générations à venir le désastre d’un «progrès» dicté par un égoïsme insoutenable aux dépens des autres règnes et de la planète tout entière? Du haut des échelles de notre vision perverse actuelle du progrès, il serait sage de bien peser notre prochain pas en avant.» (Daniel Laguitton, été 2018)

Le koala : un vrai ‘tree hugger’ selon les scientifiques.


Ce que j’ai appris des arbres
Hermann Hesse

«Rien de plus sacré, rien de plus exemplaire qu’un arbre beau et vigoureux. Quand on abat un arbre et que sa plaie mortelle s’ouvre béante au soleil, on peut lire toute son histoire sur le disque lumineux de son fût : dans les cercles qu’y ont gravés les saisons sont fidèlement inscrits ses combats, ses blessures, ses peines, ses maladies, ses bonheurs et sa plénitude, ses années maigres et ses années grasses, les attaques qu’il a refoulées et les tempêtes qu’il a essuyées. Tout enfant des campagnes sait que le bois le plus dur et le plus noble cache sous son écorce les cercles de croissance annuelle les plus serrés, que c’est dans les montagnes et dans le péril perpétuel que croissent les arbres les plus indestructibles, les plus robustes et les plus exemplaires. [...]


Les arbres sont des sanctuaires. Celui qui sait leur parler et les écouter accédera à la vérité. Ils ne prêchent ni doctrines ni préceptes mais, indifférents aux circonstances individuelles, ils prêchent la loi antique de la vie. [...]  

Les arbres bruissent donc le soir quand le doute qu’engendrent nos pensées puériles nous étreint. Les arbres ont des pensées longues, des pensées au souffle lent et reposantes, tout comme ils ont des vies plus longues que les nôtres. Ils sont plus sages que nous tant que nous n’avons pas appris à les écouter. Mais dès que nous avons appris à écouter les arbres, la brièveté, la rapidité et la précipitation enfantine de nos pensées fait jaillir en nous une joie incomparable. Quiconque sait écouter les arbres n’a plus envie d’être un arbre. Il ne veut pas être autre chose que ce qu’il est. C’est cela, être chez soi. C’est cela, le bonheur.»

Texte original en allemand : Hermann Hesse, Bäume, une compilation de Volker Michels, Insel-Bücherei No 1393
Traduction : Daniel Laguitton, Sutton, QC

14 mars 2019

En lambeaux, mais vivant pour raconter

«Il regarde ce malaise [mal de vivre, spleen] en pleine face, contemple le gouffre et il en fait de la poésie.» ~ Thomas Hellman (à propos de Baudelaire)
Plus on est de fous, plus on lit!, le 13 mars 2019    

Baudelaire a double corrélation avec mon billet sur le livre de Philippe Lançon, «Le lambeau». D’abord ce poème qui en quelque sorte colle à l’ambiance psycho-émotionnelle de l’ouvrage. Ensuite, le bon vieux débat «morale contre liberté d’expression» aussitôt ravivé après l’attentat à Charlie Hebdo. Pour mémoire : le recueil Les Fleurs du Mal fit l’objet d’une poursuite pour «offense à la morale religieuse» et «outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs» – de l’époque. Est-ce si différent aujourd’hui (1).   


LXXVI – SPLEEN
Charles Baudelaire

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
– Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher
Hument le vieux parfum d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.
– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante,
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux,
– Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

SPLEEN ET IDÉAL
Les Fleurs du mal (1857), Poulet-Malassis et de Broise, 1857 (p. 140-141).

Si «Le lambeau» était une fiction, on le classerait dans la catégorie «roman noir». Influencée par la critique élogieuse, je l’ai lu, un peu à reculons – je suis allergique aux descriptions de scènes de crime sanglant  et de souffrances dues à l’acharnement médical/chirurgical.
   Des fois j’ai l’impression que les chirurgiens et les dentistes sont d’anciens bourreaux réincarnés dont la profession leur permet maintenant de faire souffrir et torturer, mais sous le couvert du serment d’Hippocrate et de sa bienveillante mission. Quand nous souffrons, nous sommes prêts à tolérer n’importe quel supplice contre promesse de soulagement ou guérison, pas vrai?
   «Chloé m’avait dit : ‘De toute façon, si ça ne marche pas, on recommencera plus tard de l’autre côté.’ Je l’avais regardé, accablé. Deux anesthésies générales de plus, et de nouveaux mois d’incommodité permanente, sans même parler du goitre artificiel et des soins : jamais je n’en n’aurais le courage. Mais je n’ai rien dit. Les chirurgiens vivent dans un monde où tout ce qui est techniquement possible finit par être tenté. » Les dieux gardent leurs distances, les chirurgiens aussi. Les premiers ont créé l’homme de la glaise, dit-on. Il y a toujours un moment où vous redevenez pour les seconds un tas de viande et d’os à refaçonner.» (p. 230)
   L’état du rescapé était si lamentable que je me demandais pourquoi il n’avait pas réclamé l’aide à mourir. Au sujet du patient Ludo qui avait loupé son suicide, il écrit : «Un jour Linda [aide-soignante], voyant que je le regarde, me dit : ‘Ah! Monsieur Lançon. Si on veut se tuer, il ne faut surtout pas se tirer une balle dans la tête ou se défenestrer. Car si on se rate... Non, le mieux, c’est encore un bon gros gâteau au poison!’ Elle le dit d’un air onctueux, presque gourmand, comme une cuisinière prête à délivrer sa recette de crème pâtissière. Je me suis demandé de quelle couleur serait le gâteau et j’ai pensé : encore faut-il avoir les ingrédients. Le soir même, j’ai écrit à mon frère que je voulais m’inscrire à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité. Moi aussi, me dit-il. Nous ne l’avons pas fait.» (p. 181)
   Ha. On dit que l’instinct de mort et de survie se chamaillent constamment dans notre esprit. Qu’est-ce qui fait que l’un prend le dessus sur l’autre? L’espoir, le défi, la peur? Autant de réponses que d’individus.
   Parallèlement au trouble d’hyper vigilance, Philippe Lançon expérimente une intense distanciation par rapport à lui-même et son entourage, sans doute à cause du choc traumatique : «Je suis heureux de les voir : leur présence me rappelle que j’ai vécu. Mais les nerfs entre le souvenir et le cœur, entre le cœur et le corps, semblent coupés. Tout flotte et s’éteint, pour moi, dans une bienveillance partagée. [...] L’attentat fend l’arbre à l’intérieur duquel les gens vivent, aiment, se séparent, se retrouvent, se souviennent, vieillissent. Il crève le tourbillon de la vie. [...] Je me demande s’il faut avoir vécu ça pour obtenir du monde cette espèce de grâce, débarrassée de tout passif, de tout actif, simplement liée à quelques mouvements, quelques regards, à peine quelques mots.» (p. 302)
   Hum, l’extrême simplification des rapports humains éliminerait peut-être un tas de rituels superficiels et hypocrites. Mais, serait-il possible de vivre en société sans hypocrisie?

Cela dit, j’ai aimé ce récit bouleversant, d’autant plus que l’auteur ne s’apitoie jamais sur son sort et qu’il a même glissé humour et autodérision à travers ce parcours du combattant.

Interview accordée à l’émission Médium large (Radio-Canada Première, le 7 janvier 2019) :  

– C’est un livre violent et doux. Ce qu’il décrit est d’une grande brutalité, notamment la violence de l’attentat et tout le processus de rééducation qui est rempli d’inconfort et de douleurs extrêmes. Mais, comme il le fait sans hargne, sans esprit de revanche, sans colère, et avec un regard minutieux, patient et bienveillant sur lui-même, son livre dégage une impression de douceur. ~ Noémi Mercier
– C’est une leçon d’humanisme. Si vous trouvez que le monde est déshumanisé, allez lire ce livre. ~ Thomas Leblanc
Plus on est de fous, plus on lit, le 23 mai 2018 :

Excellent résumé/critique :

«Le lambeau»: l’homme qui a vu l’ours
Christian Desmeules | Le Devoir / Critique | le 5 mai 2018

Photo : Catherine Hélie Gallimard. De la veille de l’attentat de «Charlie Hebdo» jusqu’à ceux du Bataclan la même année, Philippe Lançon raconte son «petit Golgotha hospitalier», faisant le récit de sa vie avant, pendant et après l’événement.

Lorsque le silence fait surface après la tornade, le matin du 7 janvier 2015, Philippe Lançon reprend ses esprits couché dans un bain de sang, comme un enfant jouant à l’Indien mort. Ses collègues gisent décimés autour de lui, rappelés à l’ordre, effacés.
   Comment vivre et comment écrire après l’impensable, la perte et la douleur? Pourquoi avoir survécu et quel sens donner à cette seconde chance?
   La veille, le journaliste de 51 ans avait livré au quotidien Libération une critique de Soumission, le dernier roman de Michel Houellebecq – où il est question d’une France islamisée. Quelques minutes après son arrivée à la réunion hebdomadaire de la rédaction du magazine, deux hommes cagoulés font irruption et vengent leur prophète avec méthode en scandant «Allah Akbar!» au rythme des rafales de leurs fusils d’assaut. Douze morts et onze blessés.
   «Le silence fabriquait le temps et, parmi les blessés et les morts, les premières formes de la survie», écrit-il dans Le lambeau, le récit magnifique et bouleversant qu’il consacre aujourd’hui à cette expérience.
   Journaliste depuis 1994 à Libération, où il était devenu l’un des critiques culturels qui comptent, écrivain (Les îles, L’élan), Philippe Lançon était aussi depuis quelque temps chroniqueur à l’hebdomadaire satiriste Charlie Hebdo, «ce petit journal qui ne faisait de mal à personne».

Une lente reconstruction
Il aura tout le bas du visage arraché par une balle : menton, dents, lèvres. On imagine sans peine le travail minutieux de reconstruction, d’abord à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, où on lui fera une greffe de péroné pour lui fabriquer une mâchoire, puis à l’hôpital des Invalides, où il va passer sept mois en rééducation.
   Au cours du long huis clos hospitalier qui va s’amorcer, d’un bout à l’autre du couloir des gueules cassées, de chambre en chambre vont le suivre quelques indéfectibles compagnons de route : la musique de Bach, des lettres de Kafka à Milena, le début de La montagne magique de Thomas Mann et la scène de la mort de la grand-mère imaginée par Proust dans le troisième tome d’À la recherche du temps perdu – passage lu et relu sans relâche, à la fois bouée, parachute et bouclier.
   «La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps», écrit-il. La douleur et le sentiment d’impuissance vont vite se mêler à l’angoisse d’être achevé par un commando terroriste, malgré les deux policiers qui lui étaient assignés en permanence.
   De la veille de l’attentat de Charlie Hebdo jusqu’à ceux du Bataclan le 13 novembre de la même année, Philippe Lançon nous raconte ainsi son «petit Golgotha hospitalier», faisant le récit de sa vie avant, pendant et après l’attentat. Les visites des parents et des amis, le ballet du personnel soignant, les passages nuageux de sa vie amoureuse, la culpabilité.
   Dix-sept opérations plus tard, le visage refait et «un os de jambe à la place du menton», il se reconstruit avec un livre ultrasensible, à l’écriture pudique et précise, souvent somptueuse, dont on voudrait citer des passages par dizaines.

Le temps retrouvé
On ne trouvera pas d’amalgames et encore moins de colère dans Le lambeau – si l’auteur en éprouve, rien ne transparaît le long des cinq cents pages de son récit. «Tout homme qui tue est résumé par son acte et par les morts qui restent étendus autour de moi. Mon expérience, sur ce point, déborde ma pensée.» Difficile de penser face à la terreur, à la mort, face à quelque chose comme le mal. «C’était un génie qui sortait d’une lampe noire, et peu importe la main qui l’avait frottée. L’abjection vivait sans limites et d’être sans limites.»
   Le lambeau est aussi le drame d’un homme transformé d’un coup de baguette magique en survivant, en symbole, en ce qu’il n’a jamais souhaité être. «J’ai toujours l’impression d’écrire à côté de moi-même, quand j’écris pour ceux qui n’ont pas connu la chambre et le silence qui l’enveloppait. La chambre est l’endroit où les mots crèvent, s’éteignent. Je n’en suis pas sorti. J’ai toujours l’impression que ce que j’écris est de trop.»
   Et il est facile, sans doute, de se sentir de trop lorsqu’on se retrouve dépossédé de son existence, parmi les fils et les tuyaux, couvert de «plaies organisées» et de pansements. Pourvu d’un visage nouveau auquel lui-même et ceux qui l’entourent devront désormais s’habituer.
   «J’étais non seulement leur ami et l’homme qui avait vu l’ours, mais celui qui en avait éprouvé le poids et la griffe – celui dont la simple présence leur rappelait, malgré lui, malgré eux, sans discours, combien nos vies sont incertaines, et combien il est audacieux ou inconscient de l’oublier.»
   Avec ce récit calme et puissant, Lançon effectue surtout une plongée dans le temps à la recherche de sa mémoire lointaine. Témoignage et exorcisme, il lui faut trouver un sens à cette expérience du terrible, apprendre à vivre avec cet instant sans fin, mesurer les pertes, dompter les visions et les sensations au fil d’une patiente reconstruction du réel.
   C’est une tâche que seule la littérature semble capable de rendre avec pareil mélange de force et de nuance.

Extrait de «Le lambeau»
«Quand je parle, j’ai l’impression qu’une bouillie de mots sort de la bouche, mâchée par les dents que je n’ai plus. Je ne comprends pas pourquoi les gens semblent me comprendre et je me demande parfois s’ils ne le feignent pas. Je ne sais pas davantage si ma bouche, pas encore reconstituée, est ma bouche : cette étrange lèvre inférieure fendue, asymétrique et pendante qui rabat lentement et difficilement vers l’intérieur édenté le peu d’aliments liquides qu’on lui donne, cette lèvre me dégoûte et je la mets à distance en l’appelant la membrane. La greffe sur le mollet est devenue inflammatoire et ressemble à un steak haché de mauvaise qualité, suant sa graisse.»

LE LAMBEAU
Philippe Lançon
Gallimard, Paris, 2018, 512 pages

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(1) Aujourd’hui il est de bon ton de pourfendre des auteurs et des ouvrages considérés haineux ou racistes, à tort ou à raison. Faudrait-il indexer les livres d’histoire truffés de violence? Bannir Henry Miller ou Céline des bibliothèques? Si oui, pour être cohérents, il faudrait bannir la Bible et ses nombreux dérivés remplis de discours haineux qui encouragent définitivement les assassinats :
   «On peut dire que, de toutes les œuvres de fiction, le Dieu de la Bible est le personnage le plus déplaisant : jaloux, et fier de l'être, il est impitoyable, injuste et tracassier dans son obsession de tout régenter; adepte du nettoyage ethnique, c'est un revanchard assoiffé de sang; tyran lunatique et malveillant, ce misogyne homophobe, raciste, pestilentiel, mégalomane et sadomasochiste pratique l'infanticide, le génocide et le «fillicide». (p.38) La religion est une étiquette marquant l'hostilité et la vendetta entre groupe intérieur et groupe extérieur; elle n'est pas nécessairement pire que d'autres étiquettes comme la couleur de la peau, la langue ou l'équipe favorite de football, mais elle est souvent là quand les autres font défaut.» (p.269)
~ Richard Dawkins (Pour en finir avec Dieu, trad. Marie-France Desjeux-Lefort, Robert Laffont, 2008)

Thomas Paine (1737-1809) disait sensiblement la même chose : “It is from the Bible that man learned cruelty, rape and murder. For the belief in a cruel God makes a cruel man. And the Bible is a history of wickedness that has served to corrupt and brutalize mankind. It is not a God, just and good, but a devil, under the name of God, that the Bible describes.”

«Au cours de l'histoire, les fanatiques, essayant d'imposer leur religion, leur système politique et leurs croyances morales aux autres, ont infligé plus de tourments et de souffrances que n’importe quel autre domaine. Plus de gens ont été tués lors des guerres de religions et de l'Inquisition qu’en d’autres conflits (à l'exception des batailles autour de la télécommande...). Ceux qui prétendent que Dieu est seulement de leur côté sont en effet seuls. La plus haute valeur morale est l’intégrité personnelle – soit, vivre en accord avec son propre système de valeurs.» ~ Alan Cohen

Étrange coïncidence, la veille de l'attentat, Philippe Lançon était au théâtre pour voir «La nuit des rois» de Shakespeare. Le personnage machiavélique et puritain Malvolio «qui veut punir les hommes de leurs plaisirs et de leurs sentiments au nom du bien qu'il croit porter, au nom d'un dieu, se croit autorisé à faire tout le mal possible pour y parvenir».

La «mission» de Charlie Hebdo, décrite sans ambiguïté par Lançon :
«’Ce petit journal qui ne faisait de mal à personne.’ C’est de Charlie que je parlais – avec une naïveté un peu criarde, une naïveté d’enfant désemparé, mais pas seulement. [...] Moi, quoique étant dans les limbes et si peu écrivain, j’écrivais maintenant mes «premières phrases». Et, comme je suis volontiers pompeux et sentimental, celle-ci, «Ce petit journal...», penchait naturellement de ce côté-là. [...] Ce «petit journal» avait une grande histoire et son humour avait, bienheureusement, fait du mal à un nombre incalculable d’imbéciles, de bigots, de bourgeois, de notables, de gens qui prenaient leurs ridicules au sérieux. Depuis quelques années il était moribond; depuis la veille il n’existait plus. Mais il existait déjà autrement. Les tueurs lui avaient donné sur-le-champ un statut symbolique et international dont nous, ses fabricants, aurions préféré nous passer. Nous ne voulions pas de cette gloire-là, de ces gens-là [...], mais on ne nous avait pas laissé le choix, et il faudrait désormais en profiter, certes, mais aussi le supporter. Nous étions devenus un grand journal qui faisait du mal à plein de monde.» (p. 122)

Je ne peux commenter le contenu rédactionnel du journal Charlie Hebdo puisque je ne le lisais pas. Je ne connais que certaines couvertures abrasives qui ont circulé sur le web.

Plusieurs questions demeurent. Faut-il tuer ou mourir pour des croyances? Est-il indispensable d’user de vulgarité, grossièreté, mépris et méchanceté pour livrer un message humoristique efficace? Y a-t-il une ligne rouge à ne pas franchir?

Voici ce qu’en pensaient deux internautes au lendemain de l’attentat :
   1. «Quino, le créateur de Mafalda, un humoriste politique raffiné, n’a jamais eu à recourir à la vulgarité sensationnaliste, ni au ‘tout est permis’, ni à la moquerie des exclus, pour générer une réflexion et une pensée critique. Une pensée critique de plus en plus difficile dans le monde du ‘hashtag’ et des messages transnationaux de deux lignes en ‘temps réel’
   2. «Je suis solidaire de tous ceux qui souffrent à cause de la bêtise et de la cupidité humaine. Je suis horrifiée quand j’apprends que des gamins ont reçu des jets de pierres de la part d’autres enfants. Quels discours de haine entendent-ils à la maison?
   Ce que je vois encore, c’est que pendant que l’«unité nationale» se fait autour de la liberté d’expression et de la défense de la «démocratie» on ne parle pas des vrais problèmes de la France. C’est bien... On trouve toujours un bouc émissaire pour détourner les esprits. J’aimerais bien voir un jour une unité nationale contre les lobbys, une unité nationale pour réclamer que le peuple soit écouté et entendu, pour ne plus subir des choix de société qui nous rendent malades, qui exploitent les ressources naturelles et d’autres peuples...
   Je me pose aussi des questions sur la liberté d’expression. On dit que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Qu’en est-il de la liberté d’expression? Pour moi, liberté va de paire avec respect. Je ne suis pas catholique, je ne suis pas musulmane. Et je trouve que sous le couvert de la liberté d’expression on laisse passer trop de messages irrespectueux, méprisants. Ça relève de la provocation pour un humour d’un niveau douteux. Il y a des fêlés partout. Et d’autres fêlés qui n’attendent qu’une occasion pour se lâcher. Posons-nous les bonnes questions : à qui profite le crime? Et ne nous trompons pas d’ennemi...» ~ Gaëlle Allard, 8 janvier 2015

Quoiqu’il en soit c’est une histoire infiniment triste. Et nous savons que même si l’on traque les humains à la grandeur de la planète, rien n’empêchera des fanatiques religieux ou idéologiques, des frustrés, des jaloux ou des psychopathes de commettre des actes terroristes. Le propre des fanatiques et des attentats est d’être imprévisible...  

Mise à jour, 15 mars 2019 – attentat en Nouvelle-Zélande

Le Lambeau s'achève le 13 novembre, jour de l'attaque de plusieurs restaurants et de la salle de concerts du Bataclan à Paris. Philippe Lançon est à New York : «J’étais dans la rue, et j’ai pensé qu’il n’y avait pas de bonne façon d’apprendre une chose pareille, ce hoquet sanglant de l’Histoire et de ma propre vie. [...] À cet instant, l’air gris sombre aux odeurs de poudre est descendu des gratte-ciel, comme un nuage lourd empli de plomb froid. Il m’a enveloppé, décollé par l’effroi de tout ce qui m’environnait et qu’on appelle la vie. C'était de nouveau, comme au réveil après l'attentat, un décollement de conscience, et j'ai senti que tout recommençait, ou plus exactement continuait, en moi et autour de moi, parallèlement à tout ce qui défilait sous mes yeux. Dans ce nuage il y avait les cris dans l’entrée de Charlie, le geste trop lent de Franck, les corps de mes amis morts, la cervelle de Bernard, les regards de Sigolène et de Coco, et par-dessus tout le souffle et la présence des tueurs aux jambes noires qui ressurgissaient comme par une faille dans l’espace-temps. [...] New York, un endroit où je me sentais à l’abri du rayonnement maléfique, ne me protégeait de rien.» (p. 509) [Entre janvier 2015 et mars 2018 les attentats djihadistes ont fait 244 morts en France.]

Et voilà un massacre de plus, cette fois-ci perpétré par un fanatique d’extrême droite anti-immigration, et non par des islamistes offensés par des caricatures de Mahomet.

RÉSUMÉ

Radio-Canada / nouvelles – Au moins 49 personnes sont mortes et plusieurs autres ont été grièvement blessées dans des fusillades survenues dans deux mosquées de Nouvelle-Zélande remplies de fidèles pendant les prières du vendredi. Le suspect principal, considéré comme le ou l'un des tireurs, est un Australien du nom de Brenton Tarrant.  
   Juste avant les attaques, il a publié un manifeste raciste sur Twitter avant de diffuser en direct sur Facebook Live une vidéo de l'assaut contre la mosquée Al Noor grâce à une caméra GoPro. La police ainsi que la première ministre implorent les gens de ne pas partager ces images.
   Dans son manifeste anti-immigration, Tarrant explique les motivations de l'attaque. Intitulé «le Grand Remplacement», une référence à une thèse de l'écrivain français Renaud Camus connaissant une popularité grandissante dans les milieux d'extrême droite, le document fait 73 pages. Le tireur y raconte qu'il est né en Australie dans une famille aux revenus modestes et qu'il a 28 ans.
   Les moments clés de sa radicalisation, écrit-il, ont été la défaite de la dirigeante d'extrême droite Marine Le Pen à la présidentielle française de 2017 ainsi qu'une attaque au camion, qui a fait cinq morts à Stockholm en avril 2017, dont une fillette de 11 ans. Fait troublant, le tireur avait couvert ses armes de noms d'individus qui ont commis des tueries de masse, dont celui d'Alexandre Bissonnette, le tireur de la mosquée de Québec.

La Presse – Le document publié par le principal suspect détaille deux années de radicalisation et de préparatifs avant le passage à l'acte. L'un des principaux épisodes de tension ces dernières années [en Nouvelle-Zélande] a été provoqué par des caricatures de Mahomet considérées comme blasphématoires par les musulmans, publiées dans la presse danoise, et reprises par des médias locaux en 2006. Ces caricatures ont déclenché de vives réactions dans la communauté musulmane et fait descendre dans la rue des centaines de manifestants. La première ministre d'alors, Helen Clark, avait défendu la liberté de la presse tout en estimant que ces publications étaient malvenues.

Bien sûr, on «envoie des pensées bienveillantes» aux victimes et à leurs familles. Mais ça change quoi? Rien. Alors, je me permets de citer Krishnamurti pour la énième fois :
   Homme contre homme, race contre race, culture contre culture, idéologies contre idéologies, religions contre religions (musulmans, chrétiens, juifs...). Pourquoi toutes ces divisions?
   Le nationalisme, avec son malheureux patriotisme, est réellement une forme de tribalisme glorifié, ennobli. La petite ou la grande tribu suscite un sentiment d’appartenance parce qu’on parle la même langue, qu’on a les mêmes superstitions et le même genre de système politique et religieux. Dès lors, on se sent en sécurité, protégé, heureux, réconforté. Et, au nom de cette sécurité, de ce bien-être, nous voilà prêts à tuer ceux qui ont le même désir de sécurité, de protection et d’appartenance. Ce terrible désir d’identification à un groupe, à un drapeau, à un rituel religieux, etc., nous donne l’impression d’avoir des racines, de ne pas être des vagabonds sans port d’attache.
   L’industrie lourde est peut-être l’une des principales causes de la guerre. Lorsque l’industrie et l’économie marchent main dans la main avec la politique, elles doivent inévitablement semer la division pour préserver leur stature économique. Tous les pays, grands et petits, agissent de la sorte. Les petits pays sont armés par les grandes nations – certains discrètement, clandestinement et d’autres ouvertement.
   Le besoin d’afficher son arrogance ou de se montrer supérieurs aux autres serait-il la cause de toute cette souffrance et de cet énorme gaspillage d’argent en armements?

Texte intégral : onglet «Introduction», blogue Situation planétaire

8 mars 2019

Femmes 2019. L’histoire continue.

«Isabella Beecher Hooker* s'est lancée dans le mouvement des droits de la femme il y a une soixantaine d'années, et elle a travaillé avec toute son énergie pour cette grande cause toute sa vie; en tant que travailleuse compétente et efficace, elle se classe immédiatement après ces grandes figures : Susan B. Anthony*, Elizabeth Cady Stanton*, et Mme [Mary] Livermore*. Lorsque ces femmes fortes ont commencé à occuper l’espace public en 1848, la femme était ce qu'elle avait toujours été dans tous les pays, dans toutes les religions, toutes les cultures barbares, toutes les civilisations – une esclave, un objet de mépris. Les lois touchant les femmes étaient une honte pour notre législature. Ces femmes courageuses ont assiégé les assemblées législatives du pays, année après année, souffrant et endurant toutes sortes de reproches, de réprimandes, le mépris et l’humiliation, mais sans jamais se rendre, sans jamais battre en retraite. Leur magnifique campagne a duré de nombreuses années et c’est la plus belle de l'histoire, car elle a accompli une révolution – la seule de l'histoire de l'humanité qui a permis l’émancipation de la moitié d’une nation et qui n'a pas coûté une goutte de sang. Elles ont brisé les chaînes de leur sexe et se sont libérées.»
~ Mark Twain (Autobiographical dictation, 1 March 1907. Published in Autobiography of Mark Twain, Volume 3; University of California Press, 2015)

* Isabella Beecher Hooker, née le 22 février 1822 et décédée le 25 janvier 1907, était une leader, conférencière et activiste du mouvement suffragiste américain.  
* Susan Brownell Anthony, née le 15 février 1820 et décédée le 13 mars 1906, était une militante américaine des droits civiques, qui joua notamment un rôle central dans la lutte pour le suffrage des femmes aux États-Unis. Cofondatrice, avec Elizabeth Cady Stanton, de la National Woman Suffrage Association, elle sillonne les États-Unis et l'Europe en donnant de 75 à 100 conférences par an pour les droits des femmes, pendant plus de 45 ans. Lors de l'élection présidentielle de 1872, qui voit la réélection du président Grant pour un second mandat, Susan Anthony est arrêtée et condamnée pour avoir tenté de voter.
* Elizabeth Cady Stanton, née le 12 novembre 1815 à Johnstown (New York) et décédée le 26 octobre 1902 à New York, était une féministe abolitionniste et suffragiste américaine.
* Mary Livermore (Mary Ashton Rice), née le19 décembre 1820 et décédée le 23 mai 1905, était une journaliste américaine et militante des droits des femmes.

Collage : ONU FEMMES. Elizabeth Cady Stanton et Lucretia Mott, 1848. Dans une Déclaration de sentiments et de résolutions elles disaient : «Nous tenons comme vérités allant de soi que tous les hommes et les femmes sont créés égaux.»

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Un document fascinant sur l’histoire américaine du féminisme.   

Université Toulouse-Le Mirail Études nord américaines
LE CHOIX INTOLÉRABLE ou
L’évolution des mouvements féministes aux États-Unis
HAL Id: tel-01353790 Submitted on 13 Aug 2016


Extraits

Ce qui est sûr, c’est que bien avant l’arrivée des Européens en Amérique du Nord, la femme avait été asservie. La vente des filles, le port du voile, le bandage des pieds, la lapidation de la femme adultère, en sont autant de signes. Il nous faut surtout considérer le rôle joué par l’Église dans ce domaine, et surtout ce que dit la Bible sur les femmes,  car les pionniers lisaient assidûment la Bible (beaucoup fuyaient les persécutions religieuses). Jusqu’à la fin du 19èmesiècle, les femmes se battirent sur ce terrain-là, et allèrent même jusqu’à réécrire la Bible. Dans la Genèse déjà, l’on voit que Dieu a créé Ève en tant que compagne d’Adam. Elle n’est pas sur un pied d’égalité dès le départ. Elle est créée pour lui. Paul, dans la première épître aux Corinthiens, enseigne que l’homme est la tête de la femme (chapitre 11, verset 3) et que la femme a été créée pour l’homme et non l’inverse (chapitre 11, verset  8). Dans l’épître aux Éphésiens, Paul  recommande aux femmes de se soumettre à leur mari comme au Seigneur (chapitre 5,  verset 22). L’homme doit aider sa femme mais la femme doit respecter son mari (chapitre 5, verset 33). Ils sont une même chair et cette même chair c’est l’homme, bien sûr, comme beaucoup l’ont déjà dit.
   Les Puritains de la Nouvelle-Angleterre réglaient leur vie d’après la Bible et ces quelques lignes ne leur ont pas échappé. Il n’y avait pas que des chrétiens dans les treize colonies; mais les Indiens et les noirs étant considérés comme inférieurs, sinon  comme des animaux, leur culture dans ce domaine n’eut aucune influence sur les blancs (dont un des soucis était d’ailleurs d’évangéliser ces “barbares”).
   La famille du 17ème siècle était une famille élargie. Notons en passant l’origine du mot “famille” qui, comme le fait remarquer Engels fort pertinemment, vient des mots latins famulus signifiant esclave  domestique et familia, l’ensemble des esclaves appartenant à un même homme. Une famille élargie comprenait non seulement le couple et ses enfants, mais aussi les grands-parents, les oncles, tantes ou cousins célibataires. Le père était le chef de famille, investi de tous les droits sur sa famille et sa propriété (sa famille était d’ailleurs considérée comme sa propriété). Se marier pour une femme équivalait à une “mort civile”. Le droit commun britannique faisait la comparaison suivante :
   “Man and wife are one person, but understand in what manner. When a small brooke or little river incorporateth with Rhodanus, Humber or the Thames, the poor rivulet looseth its name, it is carried and recarried with the new associate, it beareth no sway, it possesseth nothing during coverture. A woman as soon as she is married, is called covert, in Latin, nupta, that is, veiled, asit were, clouded and over-shadowed, she hath lost her streame [...] To a married woman, her new self is her superior, her companion, her master.”  
   L’expression anglaise man  and  wife (l’homme et l’épouse) montre bien que la femme est considérée uniquement en relation avec un homme et non pas en tant que personne, comme pour l’homme. Le mot femme en français est plus ambigu.

Quels étaient les pouvoirs exorbitants de l’homme?
Les femmes travaillaient et payaient des impôts (directement ou non) mais n’avaient pas le droit de vote; or la Déclaration d’Indépendance disait : “Taxation without representation is tyranny”.Les jurys excluaient les femmes, donc la femme était jugée par son oppresseur. La femme mariée ne pouvait rien posséder et rien vendre. Elle ne pouvait ni signer de contrat, ni disposer de son salaire. Sa personne son temps, ses services étaient la propriété d’un autre. Elle ne pouvait se défendre elle-même devant les tribunaux, ni attaquer quiconque en justice, ni être attaquée  elle-même. Elle n’était pas tenue pour moralement responsable d’un crime commis en présence de son mari. Un homme pouvait mettre un enfant en apprentissage sans le consentement de sa femme.
   S’il était sur le point de mourir, il pouvait disposer de ses enfants comme il l’entendait et ainsi en priver la mère. En cas de séparation, la loi donnait les enfants au père ou à la famille de celui-ci. D’autres lois, plus bénignes mais tout aussi révélatrices, existaient. Dans le Massachusetts avant 1840, une femme ne pouvait légalement être trésorière de  son propre club de couture, à moins qu’un homme n’accepte de la prendre sous sa responsabilité. Un homme avait le droit de prescrire quels médicaments sa famille devait  prendre et en quelles quantités, quelle sorte de nourriture manger.
   En plus des lois, des coutumes restreignaient encore le champ d’activité des femmes. Par exemple, une femme n’avait pas le droit d’assister à un procès ou de se promener seule sur les docks. Nathaniel Hawthorne, dans The Scarlet Letter, a remarquablement décrit le destin d’une femme adultère. La religion achevait ce que la loi ne suffisait à faire. La femme devait payer pour le péché d’Ève.
   La femme, propriété de l’homme, remplissait trois fonctions : celle de servante, celle de génitrice et celle d’objet sexuel (le mariage sans consentement des filles était chose courante). Mais après tout, comme disait le Dr. Johnson : “Nature has given women so much power that the law has wisely given them very little.”
   Et les hommes, et bien des femmes, pensaient en effet que la femme dispose d’autres pouvoirs, que tout est bien ainsi. C’est encore une forme de pensée courante aujourd’hui. La femme est donc une mineure légale au 17ème siècle. Va-t-elle continuer à l’accepter? Le nouveau continent va-t-il la libérer?

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Toutes les religions ont joué et jouent un rôle intrinsèque dans la répression et la violence à l’égard des femmes. Plus l’emprise religieuse est puissante sur les croyants, plus la répression est intense. Je suis allergique aux prescriptions misogynes répandues dans les religions traditionnelles et les sectes. Les organisations religieuses imposent à leurs adeptes des diktats contraires à l’intelligence et à la raison. Au top des extrêmes barbares, le salafisme, un mouvement religieux de l’islam sunnite dont le développement contemporain est depuis les années 1960-70 largement lié au généreux mécénat saoudien. Je plains de tout mon coeur les femmes qui vivent sous le joug du salafisme et de la charia sans possibilité de s’évader sinon par la mort.

Des jeunes femmes brandissent des pancartes lors de la manifestation des étudiants contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat le 5 mars 2019, place Maurice-Audin à Alger. Depuis plusieurs années, des avocates, des médecins sont parties à la conquête de l’espace public. Photo : Nacerdine Zeba. 

Le «chick lit» des salafistes, par Hasna Hussein
Article intégral :

Les librairies islamiques ciblent intelligemment un jeune public, un peu à la façon des magazines féminins. Quelques ouvrages : «les Secrets du hijab…», «Main dans la main pour ta réussite mon cher mari» ou encore «Femme au foyer : redécouvre ton chez-toi». Les voix de la radicalisation sont impénétrables.
   Ces ouvrages destinés aux femmes, souvent traduits de l’arabe, véhiculent une image unique de «la femme» musulmane, nécessairement «voilée», «pieuse», bonne épouse et mère exemplaire. On lit dans l’un de ces ouvrages : «Certaines femmes négligent le fait de servir l’époux. L’une d’elles ne se charge pas de satisfaire ses besoins comme préparer à manger, lui laver ses vêtements, etc. Elle ne se soucie guère du rangement de son foyer, ni même de sa propreté. [...] Tout ceci pour une seule raison : sa négligence et sa paresse. [...] C’est un devoir qui est obligatoire selon l’avis le plus juste.» En plus d’inonder les chaînes satellitaires arabes et Internet de leurs avis juridiques (fatwas) sexistes, machistes et misogynes, des auteurs à succès, comme les Saoudiens Muhammad ibn Ibrahîm al-Hamad ou Ibn Bâz diffusent dans leurs ouvrages des avis comme l’urine d’un bébé fille annule les ablutions car elle est impure alors que celle d’un bébé garçon ne l’est pas! Le livre en question, intitulé Recueil de fatwas concernant les femmes, contient plus de 535 fatwas, qui prennent madame par la main pour lui dire que faire dans les moindres détails de sa vie (au foyer) et figure parmi les best-sellers des librairies de la rue Jean-Pierre-Timbaud.

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Ce magnifique document graphique produit par ONU FEMMES retrace des faits marquants qui ont jalonné les revendications des femmes et fait évoluer la cause.


L’histoire du militantisme féminin au fil des générations d’hier et d’aujourd’hui

Il suffit d’un instant pour déclencher une révolution, des actions collectives peuvent transformer les lois, l’expression créative peut modifier les comportements, et une invention peut changer le cours de l’histoire. Ce sont ces gouttes d’eau dans la mer qui, en dépit des obstacles, forment ensemble une vague de militantisme en faveur des femmes. Découvrez comment certaines de ces gouttes d’eau, grandes et petites, ont forgé nos vies ainsi que les droits et la vie des femmes et des filles du monde entier.

Aujourd’hui, 1 femme sur 3 subit des violences au cours de sa vie; 830 femmes meurent chaque jour de causes évitables liées à une grossesse; seulement 1 parlementaire sur 4 dans le monde est une femme; au rythme actuel, il faudra attendre jusqu’en 2086 avant de pouvoir combler l’écart salarial si l’on ne fait pas avancer les choses.
   Les inégalités entre les sexes sont monnaie courante. Alors que la communauté internationale se rassemble dans le cadre du Programme de développement durable, il nous incombe, à l’égard des générations futures, de lutter pour un monde où les femmes bénéficient d’une voix, de choix et d’une latitude d’action, et jouissent des mêmes droits que les hommes.

Femmes, hommes, garçons et filles, citoyens du monde, unissez-vous!
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