«J’ai connu Christian Vézina à l’émission Dessine-moi un dimanche, de
Radio-Canada...», nous dit Normand Baillargeon dans la préface. «Christian
était, et il est toujours, le poète de cette émission, de cette émission dont
quelqu’un, quelque part, quelque jour, avait eu la riche idée qu’il lui fallait
un poète. Un poète de la cité», poursuit le préfacier. «Son moment arrivé,
Christian nous lisait son texte de sa belle et chaude voix. Et nous, nous en
studio comme les auditeurs qui l’écoutaient et qui nous l’ont si souvent avoué,
étions transportés. Ailleurs. Instantanément. Pour de vrai et par de beau. Sur
les ailes de mots et d’images qui parlent juste.»
Moi, à chaque fois que je l’entendais, je me demandais
pourquoi Radio-Canada ne vendait pas un DVD/Blu-Ray de ses textes. Ou pourquoi
un éditeur ne publiait pas un recueil? Je n’étais pas la seule à le désirer.
Alors c’est arrivé.
Ses
textes sont émouvants, colorés, vivants et souvent teintés d’humour. J’ai sélectionné Le mépris parce que la campagne
électorale arrive en bulldozeur et que nous risquons de voir des pages et des
pages de commentaires méprisants sinon vitrioliques sur le web.
«Les gens
exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils
préfèrent éviter.» ~ Søren
Kierkegaard (1813-1855)
LE MÉPRIS
Christian Vézina
Notre obsession de l’actualité et notre culte du
buzz médiatique sont pour moi de l’ordre de l’acouphène intellectuel et
sociétal. Tout ce qu’il veut, le buzz, c’est être liké, retweeté, relayé. Il ne
cherche pas tant «de quoi il s’agit», définit rarement ce dont on parle et ne
nomme pas vraiment, à la limite il prénomme : Éric, Gilbert, Sylvain,
Éric. Gilbert... Vraiment? Certainement. Mais il doit pourtant y avoir un nom propre,
au sens de proprement malpropre, et commun, au sens vulgaire, à cette famille
de gestes largement dénoncés (enfin!) cet automne... Permettez-moi ici
d’essayer le mot mépris. Oui je veux
parler un instant de ce monstre ordinaire qui traverse nos quotidiens à tous et
à toutes, de cette infection de la conscience qui fait qu’abus de pouvoir est devenu un pléonasme.
Mais qu’est-ce que le mépris? Vaste question.
Étymologiquement parlant, c’est se méprendre, c’est une erreur de jugement. On
se méprend sur le prix des choses ou des êtres. D’ailleurs, mettre un prix sur
les êtres c’est toujours se méprendre et les mépriser.
Tiens, quand on parle du loup...
Regardez-le, drapé dans son indifférence
ostentatoire. Et feignant maintenant de sourire, mais nous montrant simplement
le mur de ses dents, blanchies comme un sépulcre, un sépulcre qui pue des
oreilles. Mais non, ne vous inquiétez pas, mes paroles ne le dérangent pas!
J’existe si peu pour lui. Écoutez bien son rire; on dirait... un rot de
satisfaction de soi-même. Ou bien d’avoir digéré l’autre.
Le mépris est un meurtre tranquille qui se fait à
petits coups d’alibis, d’oublis, de froideur, de brutalité ou simplement
d’indélicatesses répétées. Il est hypocrite, souvent, le mépris. Il est à la
haine ce que le poison est au poignard. Insidieux, il te jette un mauvais sort
qui te percera l’ego comme une poupée vaudou. C’est ce court silence humide qui
précède phrase assassine faisant semblant d’être banale. Ce regard qui te rend
transparent. La grimace que la vanité fait à celui qui n’est pas complaisant.
C’est parfois l’amertume montée sur des échasses, le mépris. C’est la bile
noire de celui qui a tout mais que rien ne saura satisfaire. C’est souvent un
snob, étymologiquement «sine nobile» : un «sans noblesse», qui craint
d’être démasqué et lève donc le nez sur le géant dont il ne voit que les
chaussettes. Et le voilà qui prend sa marche en bottes à cap sur un trottoir de
pieds nus. Une façon de s’élever vraiment pleine de finesse... Tu passes devant
les autres dans la file, tu les passes tous au cash, tu passes dans le journal, tu passes à la télé, tu passes à
la caisse, tu passes à la radio, tu passes ta main entre les cuisses de chose,
c’est bête t’as oublié son nom, tu te passes de leur avis, tu te passes leur
poignet, tu passes tout droit devant la chaise où quelqu’un t’attendait, tu
renverses le café des conversations. Ce n’est pas de ta faute, tu existes
tellement plus que les autres, ces irritants de ton monde schizo et rectangulaire
où ce qui est dans l’écran passe pour plus réel que ceux qui sont devant.
Mais tout ça, chose, ne change rien à la réalité.
Ni à la vérité. On t’as vu. On te voit. Très bien.
Le mépris, c’est le craquement de ta façade
ridiculement démesurée que tu tiens à bout de bras, secondé par tes employés,
tes collègues, voire tes proches, tous et toutes bientôt méprisés de s’abaisser
à te servir ainsi de porteurs de façade. Quelle réussite! Penses-tu que l’on ne
te voit pas malgré le crépitement des flashs, malgré ton show de boucane, petit
magicien d’Oz que tu es, manipulateur et terrorisé d’être découvert pour ce
qu’il est?
Qu’est-ce que tu dis? JE te méprise? Bien essayé.
Non tu me mets en maudit, chose, parce que c’est contagieux, ton affaire. Ça
crée des réactions en chaîne, c’est une sournoise moisissure du tissu social,
une gangrène émotionnelle qui s’en va vers la guerre, le mépris. Alors je te
sers ta propre médecine, je nous soigne à la bave de cobra. Ben oui, j’ai dit «nous».
Tu penses peut-être que le mépris est une chose qui t’appartient, te distingue?
Que c’est ta légion de déshonneur? Ben voyons, à la première occasion, le
moindre frustré, l’amère, l’isolé, l’effrayé, la découragée sautent tous et
toutes désespérément sur cette triste joie de seconde main, que dis-je, de
dernière main. Le mépris c’est un règlement de comptes avec soi-même en forme
de soustraction de l’autre. Veux-tu que je la répète? Tu te méprends, chose,
reprends-toi. Le papa du syndicaliste Michel Chartrand lui a dit un jour :
«Mon p’tit gars, tu n’vaux pas plus que personne pis personne vaut plus que
toi.»
J’ajoute :
Quand tu touches à la peau de quelqu’un, tu
touches à sa solitude.
Quand tu parles à quelqu’un, tu le nommes.
Quand tu poses les yeux sur quelqu’un, tu peux le
faire disparaître.
Parfois sous un train de banlieue. C’est sérieux.
Le mépris c’est pas une nouvelle. C’est un fléau.
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Quand les Québécois appellent quelqu’un «chose»... Sens :
1° Sert à interpeller un
Québécois pour bien lui signifier qu’on le méprise souverainement. 2° Sert à interpeller un immigrant qui
a un nom compliqué à dire ou retenir. 3°
Un pas grand-chose : un bon-à-rien. (Dictionnaire
des Injures québécoises; Yvon Dulude et Jean-Claude Trait; Stanké 1996)
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Christian Vézina est poète, comédien et metteur en
scène.
Avant-propos, p. 13 :
«Depuis trente ans, je
dis de la poésie et je la mets en scène. Car il m’apparaît que la poésie est un
trésor de l’humanité et je le veux offert à tous. Depuis trente ans, j'amène le littéraire vers l'oralité; aujourd'hui, je fais le chemin inverse. Mais surtout, je prends la parole. Je n’ai
rien publié de plus authentique ni de plus personnel que ce petit recueil de
textes écrits dans l’urgence de dire.
Attiser
l’attention, aviver le désir, promouvoir la rêverie, convoquer la réflexion,
militer pour l’instant, célébrer l’unique, souligner l’éphémère, se moquer du
snobisme, se méfier du réalisme, s’émerveiller du réel, frémir du miraculeux,
de l’éblouissant mystère d’être là, d’en être conscient et d’y être ensemble...
Voilà à peu près le propos de ces quelques pages.» (C. V.)
Un dimanche à ma fenêtre
Christian Vézina
Préface de Normand Baillargeon
Éditions SOMME TOUTE 2018
Site de l’auteur : vous y trouverez les liens de ses segments à Dessine-moi un dimanche et Dessine-moi un été. J’espère qu’en l’écoutant vous courrez acheter son recueil (cette pub est gratuite, je ne le connais pas personnellement).
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