20 juin 2018

Le puritanisme américain : deux poids, deux mesures

S’il y a une affaire qui n’a pas retenu mon attention, c’est bien celle de Clinton/Lewinsky, sauf au moment du scandale. Mais, l’autre jour j’ai buté sur une lettre intéressante de Monica Lewinski publiée dans le magazine Vanity Fair (2014). Elle raconte la profonde humiliation vécue notamment à cause des campagnes de dénigrement à son égard. À chaque nouvelle campagne électorale – et les Américains sont toujours en campagne électorale! – elle se fait harceler à la fois par les républicains et les démocrates. Clinton s’en est très bien sorti : avec de l’argent on peut blanchir n’importe quoi.

Photo : Paul Hunter CBC  

Voici une citation de Donald Trump – comment se fait-il que les ultra chrétiens/puritains du parti républicain ont accepté sa candidature?  

“I did try and fuck her. She was married. I moved on her like a bitch, but I couldn’t get there. And she was married. Then all of a sudden I see her, she’s now got the big phony tits and everything. She’s totally changed her look. I’ve gotta use some Tic Tacs, just in case I start kissing her. You know I’m totally attracted to beautiful ... I just start kissing them. It’s like a magnet. Just kiss. I don’t even wait. And when you’re a star they let you do it. You can do anything... Grab them by the pussy. You can do anything.”

C’est un peu comme les mafieux italiens ultra catholiques qui pendant qu’ils commettent leurs crimes se justifient en se disant que c’est la «volonté de Dieu».
   «Vous n'avez pas besoin de la religion pour avoir de la morale. Si vous ne pouvez pas distinguer le bien du mal, alors vous manquez d'empathie, non pas de religion.» (Auteur inconnu)

Monica Lewinsky: ‘The shame sticks to you like tar’
By Jon Ronson | The Guardian 22 Apr 2016

Nearly 20 years ago, Monica Lewinsky found herself at the heart of a political storm. Now she’s turned that dark time into a force for good. 

https://www.theguardian.com/technology/2016/apr/16/monica-lewinsky-shame-sticks-like-tar-jon-ronson

Photograph: Steve Schofield for the Guardian

Lettre ouverte de Monica Lewinski à Vanity Fair


Monica Lewinski (23 juillet 1973) est sans nul doute l’américaine la plus connue au monde. Sa notoriété, elle la doit à sa liaison avec Bill Clinton, liaison qui entraîna le Président dans une procédure d’impeachement. Si cette relation lui a permis d’être sur le devant de la scène, les médias peuvent aussi être cruels. Dans cette missive à la revue américaine Vanity Fair, Monica revient sur le calvaire qui a suivi cette relation.

2014

Nous étions au début de l’année 2001, à New York. J’étais assise sur une estrade de l’école ­Cooper Union, je participais à une séance de questions-réponses avec les étudiants filmée pour un documentaire de la chaîne HBO. J’en étais le sujet. Et j’étais sous le choc. Des centaines de personnes dans le ­ public, principalement des élèves, me dévisageaient, bouche bée, se demandant si j’aurais le courage de répondre à cette question : «Alors, ça fait quoi d’être la reine de la pipe?»
   Je n’avais pas accepté de participer à ce documentaire pour refaire l’histoire, ni pour ressasser «l’affaire Clinton», mais pour recentrer le débat sur des questions plus pertinentes. L’enquête et la procédure de destitution visant le président Clinton avaient soulevé des problèmes politiques et judiciaires inquiétants. Mais on avait ignoré le plus choquant. Les gens ne s’intéressaient visiblement pas aux enjeux les plus essentiels, comme l’érosion de la vie privée dans la sphère publique, l’équilibre des pouvoirs et l’inégalité hommes-femmes en politique et dans les médias, ou encore l’affaiblissement de la protection juridique assurant que parents et enfants n’aient pas à témoigner les uns contre les autres. Comme j’étais naïve!
   La salle a retenu son souffle. Des membres de l’assistance, flous, sans visage, ont crié : «Ne répondez pas!»
   «C’est blessant et insultant, ai-je répliqué en tentant de me ressaisir. C’est insultant pour moi, mais ça l’est encore plus pour ma famille. Je ne comprends pas pourquoi toute cette histoire a été réduite à une simple fellation. Vraiment pas. Il s’agissait d’une véritable relation… Si elle a été présentée ainsi, c’est sans doute parce que notre société est dominée par les hommes.»
   Rires dans le public. Des spectateurs ont sans doute été surpris de m’entendre prononcer ces mots. Le type qui m’avait posé la question affichait un sourire suffisant. Je l’ai regardé droit dans les yeux : «Vous êtes sans doute mieux placé que moi pour répondre à ça.» Après un silence, j’ai ajouté : «Ça m’a certainement valu un an de psychothérapie supplémentaire.»
   Vous pourriez arguer qu’en participant à un documentaire de HBO intitulé Monica in Black and White, je m’exposais à être une nouvelle fois montrée du doigt et humiliée publiquement. Vous pourriez même penser que j’en avais l’habitude, que ça ne m’atteignait plus. Après tout, cette rencontre à la Cooper Union n’était rien comparée aux 445 pages du rapport Starr, aboutissement des quatre années d’enquête du procureur indépendant Kenneth Starr sur Bill Clinton. Ce document comportait des chapitres et des paragraphes entiers sur mon intimité et mes pratiques sexuelles, ainsi que des retranscriptions de bandes audio qui rapportaient en détail mes conversations privées. Mais cette question sur la «reine de la pipe» – qui s’est retrouvée dans le documentaire lors de sa diffusion en 2002 – m’a hantée longtemps après le départ du public et la fin de l’enregistrement.
   Certes, ce n’était pas la première fois qu’on me stigmatisait à cause de ma liaison avec Bill Clinton. Mais je n’avais jamais été confrontée directement à une description aussi grossière de moi. En acceptant cette invitation et en voulant dire la vérité, je n’avais obtenu qu’une chose : j’allais à nouveau être marquée du sceau de la honte, comme dans La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne. Croyez-moi, une fois qu’on le porte, il est difficile de s’en débarrasser.
   Si ce moment gênant à la Cooper Union avait été diffusé quelques années plus tard seulement, après l’avènement des réseaux sociaux, l’humiliation aurait été bien plus terrible. Cette séquence serait devenue virale sur Twitter, YouTube, Facebook, TMZ, Gawker. Elle serait devenue un «mème» sur Tumblr. Son caractère viral lui-même aurait mérité d’être mentionné sur le Daily Beast ou dans le Huffington Post. En l’occurrence, elle était déjà suffisamment diffusée comme ça et, grâce à l’universalité du Web, vous pouvez, douze ans plus tard, la regarder toute la sainte journée sur YouTube si ça vous fait plaisir (mais j’espère sincèrement que vous avez mieux à faire).
   Je sais que je ne suis pas la seule à avoir été humiliée publiquement. Personne, semble-t-il, ne peut échapper au regard sans pitié d’Internet, où les ragots, les demi-vérités et les mensonges prennent racine et prospèrent. Pour emprunter la formule de l’historien Nicolaus Mills, nous avons créé une «culture de l’humiliation», qui non seulement encourage et se réjouit du malheur d’autrui, mais récompense également ceux qui humilient les autres, qu’il s’agisse des paparazzis, des blogueurs spécialistes en gossips, des comiques à la télé, ou des «entrepreneurs» du Web qui s’enrichissent grâce à ces vidéos clandestines.
   Oui, aujourd’hui, nous sommes tous connectés. Nous pouvons tweeter une révolution en direct de la rue, ou rendre compte de nouveaux accomplissements, grands ou petits. Mais nous sommes aussi pris dans le cercle vicieux de la calomnie et de la honte, dans lequel nous sommes à la fois coupables et victimes. Notre société n’est sans doute pas plus cruelle – même si on en a vraiment l’impression –, mais Internet a profondément bouleversé la teneur de nos échanges. Nos appareils électroniques nous permettent de communiquer facilement, rapidement et à distance, mais ils risquent aussi de nous rendre plus froids, plus indifférents et moins conscients des conséquences de nos sales blagues et de nos préjugés. Ayant subi cette humiliation de la manière la plus intime qui soit, je n’en reviens toujours pas que nous ayons tous signé pour cette nouvelle façon de vivre, sans nous poser de questions. Dans mon cas, chaque clic sur ce lien YouTube renforce l’archétype que je suis devenue, malgré tous mes efforts pour y échapper : Moi, la «reine de la pipe». Cette «stagiaire». Cette «vamp». Ou, pour reprendre la formule implacable du 42e président des États-Unis : «Cette Femme.» Cela vous surprendra peut-être, mais je suis une personne.
   En 1998, quand ma liaison avec Bill Clinton a éclaté au grand jour, j’ai probablement été la personne la plus humiliée au monde. À cause de Drudge Report [blog conservateur recensant des articles de journaux], j’ai sans doute aussi été la première personne dont l’humiliation planétaire a été propagée sur Internet.
   Pendant quelques années, j’ai lancé une ligne d’accessoires de mode et pris part à divers projets médiatiques, dont le documentaire de HBO. Puis j’ai principalement fait profil bas (j’ai accordé ma dernière grande interview il y a dix ans). Après tout, parler publiquement m’avait exposée aux critiques : on m’accusait d’essayer de «capitaliser» sur ma «notoriété». Apparemment, que les autres parlent de moi était acceptable; que je m’exprime moi-même ne l’était pas. J’ai décliné des propositions qui m’auraient rapporté plus de 10 millions de dollars (près de 7,5 millions d’euros) parce que ça ne me semblait pas être la meilleure chose à faire. Avec le temps, le battage médiatique est retombé mais il n’a jamais vraiment cessé malgré tous mes efforts pour passer à autre chose.
   Pendant ce temps, je voyais mes amis aller de l’avant. Mariages. Enfants. Diplômes. (Seconds mariages. Nouveaux enfants. Diplômes supplémentaires.) J’ai décidé de tourner la page et de reprendre mes études.
   Je me suis installée en Angleterre – pour aller à l’université, me lancer un nouveau défi, me faire oublier et me construire une nouvelle identité. À la London School of Economics, j’ai eu des professeurs et des camarades formidables – accueillants et respectueux. Je jouissais d’un plus grand anonymat à Londres, sans doute parce que je passais le plus clair de mon temps en cours ou à la bibliothèque. En 2006, j’ai obtenu un master de psychologie sociale. Mon mémoire portait sur les préjugés sociaux au tribunal et était intitulé : «À la recherche du juré impartial : étude sur l’influence de la publicité et des tierces personnes avant un procès». J’aimais plaisanter sur le fait que j’avais quitté la robe bleue pour devenir un bas-bleu. À mes yeux, ce diplôme représentait une base solide pour envisager l’avenir. J’espérais aussi qu’il ouvrirait sur une toute nouvelle vie, plus normale.
   J’ai passé des entretiens d’embauche à Londres, à Los Angeles, à New York et à Portland (Oregon), dans le domaine de la «communication créative» et de la «stratégie de marque», en privilégiant le secteur caritatif. Malgré tout, en raison de ce que mes employeurs potentiels appelaient avec tact mon «passé», je ne «convenais» jamais «vraiment» pour le poste. Dans certains cas, je convenais, mais pour les mauvaises raisons. Par exemple : «Bien sûr, dans le cadre de votre travail, vous devrez participer à nos événements.» Et, bien sûr, la presse serait présente à certains d’entre eux.
   Juste avant la primaire de 2008, j’ai passé un entretien qui s’annonçait prometteur. La conversation a pris un tour intéressant : «Je vous explique, Monica, m’a confié mon interlocuteur. Vous êtes manifestement une jeune femme intelligente et sympathique, mais pour nous – et probablement pour toute organisation tributaire des subventions et des financements gouvernementaux –, c’est risqué. Il nous faudrait d’abord une lettre de caution des Clinton. Après tout, il y a 25 % de chances que Mme Clinton soit la prochaine présidente des États-Unis.» J’ai esquissé un sourire forcé et répondu : «Je comprends.»
   Autre exemple, plus représentatif celui-ci. Je me suis présentée à la réception vide et glaciale d’une agence de pub branchée et déjà prestigieuse de Los Angeles, ma ville natale. Comme toujours, j’affichais mon sourire «je suis sympa, je ne suis pas une diva». Je me suis annoncée : «Bonjour. Monica Lewinsky, j’ai rendez-vous avec Unetelle.» La réceptionniste, âgée d’une petite vingtaine d’années, a remonté ses lunettes de hipster à monture noire : «Monica qui?» Pas le temps de répondre. Un garçon – la vingtaine lui aussi, jean slim, chemise écossaise et nœud papillon – a accouru, l’interrompant : «Mlle Lewinsky.» On aurait dit un maître d’hôtel : «C’est un réel plaisir. Je vais prévenir Unetelle de votre arrivée. Un café au lait de soja? Un thé vert? Une eau filtrée?» Je me suis retrouvée assise à une petite table ronde, en tête-à-tête avec Unetelle, la responsable de la stratégie et de la planification de l’agence. On discutait et elle n’arrêtait pas de grimacer. Ça ne se passait pas très bien. J’essayais de ne pas perdre mes moyens, mais, en plus de faire la moue, elle se raclait maintenant la gorge. C’était de la sueur sur son front? Ça a fait tilt : c’était elle qui était nerveuse, pleine de tics.
   J’ai dû apprendre à gérer toutes sortes de réactions en société et lors de mes entretiens d’embauche. C’est compréhensible : se retrouver face à « cette Femme » doit être déroutant. Il va sans dire que je n’ai pas obtenu le poste. J’ai fini par réaliser que je n’étais peut-être pas faite pour trouver un emploi conventionnel. J’ai réussi à m’en sortir (parfois difficilement) en menant des projets personnels, principalement pour des start-up, ou en empruntant de l’argent à ma famille et à mes amis.
   Lors d’un autre entretien d’embauche, on m’a demandé : «Si vous étiez une marque, ce serait laquelle?» Laissez-moi vous dire que, quand on s’appelle Monica Lewinsky, cette question est lourde de sous-entendus.
   En septembre 2010, une conversation téléphonique avec ma mère m’a permis de replacer ces différentes expériences dans un contexte plus large. Le prisme à travers lequel je voyais le monde avait changé. On parlait de la mort tragique de Tyler Clementi, cet étudiant de 18 ans, en première année à l’université Rutgers. Il avait été filmé à son insu par une webcam alors qu’il était en train d’embrasser un autre garçon. Quelques jours plus tard, après avoir été tourné en ridicule et humilié sur les réseaux sociaux, il s’était suicidé en se jetant du pont George-Washington. Ma mère pleurait. Elle ne cessait de répéter, des sanglots dans la voix : «Ce que ses pauvres parents doivent ressentir… Ses pauvres parents.» C’était une véritable tragédie, et j’avais moi aussi été très émue en apprenant la nouvelle, mais je ne comprenais pas pourquoi elle affectait tant ma mère. Et puis j’ai compris : elle revivait 1998, quand elle ne me quittait jamais des yeux. Elle revivait les semaines où, nuit après nuit, elle était restée à mon chevet car moi aussi, j’avais des tendances suicidaires. La honte et la peur que j’avais ressenties, le mépris dont j’avais été victime lui avaient fait craindre que j’attente à ma vie – elle avait peur, littéralement, que je meure d’humiliation (je ne suis jamais passée à l’acte, mais j’ai pensé au suicide à plusieurs reprises au cours de l’enquête, et deux ou trois fois après).
   Je n’oserais jamais comparer mon histoire à celle de Tyler Clementi. Après tout, si j’ai été mise au pilori, c’est parce que j’ai eu une aventure avec une personnalité de renommée internationale – parce que j’ai fait les mauvais choix. Mais à ce moment précis, en prenant la mesure du désarroi de ma mère, j’aurais aimé parler avec Tyler et lui raconter comment ma vie sentimentale et sexuelle, mes moments les plus intimes et mes secrets les plus personnels avaient fait le tour du monde. J’aurais aimé pouvoir lui dire que je comprenais ce qu’il avait dû ressentir en étant ainsi exposé aux yeux de tous. Et que, même si c’est dur à imaginer, il est possible d’y survivre.
   Après la mort tragique de Tyler, j’ai envisagé ma propre souffrance différemment. Je me suis dit qu’en racontant mon histoire, j’aiderais peut-être les autres victimes d’humiliations à traverser cette épreuve, même dans les heures les plus sombres. La question est alors devenue la suivante : comment trouver et donner un sens à mon passé? Je me prenais pour Prufrock, le personnage du poème de T.S. Eliot : «Oserai-je / Déranger l’univers?» Ou, dans mon cas, l’univers des Clinton.
   Même si j’ai délibérément gardé le silence pendant une dizaine d’années, mon nom a de temps à autre refait surface dans le débat national, presque toujours en lien avec les Clinton. En janvier et février 2014 par exemple, Rand Paul, le sénateur du Kentucky et candidat républicain potentiel à la présidentielle de 2016, a réussi à me mêler à la campagne pré-électorale et son lot de saloperies. Les démocrates accusaient les républicains de mener une «guerre contre les femmes», et il s’est défendu en affirmant que Bill Clinton s’était rendu coupable de «violence» au travail et s’était comporté comme un «prédateur» vis-à-vis d’une «fille de 20 ans qui sortait de l’université». C’est vrai, mon patron a profité de moi, mais je resterai ferme sur un point : il s’agissait d’une relation consentie. C’est après qu’il y a eu «abus», quand on s’est servi de moi comme bouc-­émissaire pour protéger son pouvoir.
   Conclusion : disparaître n’a pas réussi à me faire oublier. On croit me connaître, pour le meilleur ou pour le pire. Tous les jours, on me reconnaît. Tous les jours. Parfois, quelqu’un passe et repasse devant moi, comme si je n’allais pas le remarquer. (Heureusement, 99,9 % des inconnus qui m’adressent la parole me soutiennent et se montrent respectueux.) Tous les jours, on me mentionne dans un tweet ou sur un blog, et pas toujours très gentiment. Tous les jours, semble-t-il, mon nom est cité dans un éditorial ou dans un ou deux articles de presse – et, soit dit en passant, sur des sujets aussi divers que la génération Y, la série Scandal ou la vie amoureuse du président français François Hollande. Miley Cyrus fait référence à moi lors d’un twerk sur scène [elle a mimé une fellation sur un de ses danseurs affublé du masque de Bill Clinton], Eminem parle de moi dans ses chansons et, dans son dernier tube, Beyoncé me fait une petite dédicace. C’est gentil, Beyoncé, mais si tu tenais absolument à créer un verbe, il aurait été plus correct de dire : «Il a Clintonisé ma robe», et non pas «Lewinskisé».
   À chaque fois que je sors avec un homme (oui, ça m’arrive!), 1998 me revient – dans une certaine mesure – en pleine tête. Je dois me montrer extrêmement prudente quand je m’affiche avec quelqu’un en «public». Quelques années après la procédure de destitution, lors d’un match de baseball des Yankees, j’ai quitté ma place au premier rang, près de la ligne de troisième base, en apprenant que mon rencard – un mec dont j’appréciais réellement la compagnie – avait déjà une relation avec quelqu’un. En l’occurrence, il ne s’agissait que d’un mariage blanc, mais je flippais à l’idée qu’on puisse nous photographier tous les deux et qu’on se retrouve dans les pages people d’un torchon. J’ai appris à repérer les hommes qui s’intéressent à moi pour les mauvaises raisons. Heureusement, il n’y en a pas eu beaucoup. Mais tous les hommes qui m’ont été chers ces seize dernières années m’ont aidée à découvrir une nouvelle partie de moi – du moi qui a été détruit en 1998. Voilà pourquoi, malgré le chagrin, les larmes et les désillusions, je leur serai toujours reconnaissante.
   Au début de l’année, en février, à peu près à l’époque où le sénateur Paul m’a remise malgré moi sous les feux des projecteurs, nouveau rebondissement : je suis devenue la «cinglée narcissique», dernier archétype en date. Voilà un aperçu d’un scénario devenu bien trop habituel, alors même que j’essaie d’avancer dans la vie : une sonnerie stridente interrompt le cours de ma journée. L’appel – du portier de l’immeuble où je loge à New York – m’exaspère : «Quoi? Encore?» Ils sont de retour : les paparazzis, comme des hirondelles, ont encore une fois envahi le trottoir en bas de chez moi. Ils font les cent pas, tournent en rond. Je file à l’ordinateur. C’est le moment de me «googliser» (je t’en prie, ne me juge pas, cher lecteur!). Mon cœur se serre. Déchaînement médiatique sur Google News. Je sais ce que ça signifie. Tout ce que j’avais prévu ce jour-là tombe à l’eau. Sortir – et risquer de me faire photographier – n’aurait qu’un résultat : alimenter l’affaire.
   Les appareils photo sont là à cause des gros titres : un site Web conservateur a fouiné dans les archives de Diane Blair, l’une des plus proches amies et admiratrices de Hillary Clinton, ancienne professeure de l’université de l’Arkansas morte en 2000. Il y a déniché des notes datant des années 1990. Dans certaines, Diane Blair cite l’ex-première dame à propos de la liaison que son mari a entretenue avec moi. D’après ses notes, Hillary avait condamné l’inexcusable «écart de conduite» de son mari, mais reconnaissait qu’il avait du mérite car il avait essayé de «gérer une personne qui était de toute évidence une “cinglée narcissique”».
   Je me mets rapidement au courant. Première réaction : si c’est la pire chose qu’elle ait dite à mon sujet, j’aurais vraiment de la chance. Mme Clinton aurait confié à Diane Blair qu’elle se reprochait en partie la liaison de son mari (car elle avait été trop négligente sur le plan affectif) et semblait lui avoir pardonné. Même si elle estimait que Bill avait eu «un comportement dégoûtant et indécent», cette liaison était malgré tout «consentie (et n’était pas une relation de pouvoir)».
   Comme d’habitude, je reçois des appels de mes amis, qui me soutiennent moralement à chaque fois que ces histoires explosives refont surface dans les médias. Ils m’aident à me détendre en me taquinant gentiment : «Alors, on change tes initiales pour C.N.  [cynique et névrosée]?» J’essaie de faire fi des commentaires de l’ex-première dame. Compte tenu de mon expérience avec Linda Tripp, je sais mieux que quiconque ce qu’on ressent quand une conversation privée avec une amie devient publique et est examinée dans ses moindres détails, hors de tout contexte [Linda Tripp, collègue de Monica Lewinsky, avait enregistré les confidences de cette dernière et transmis les bandes au procureur spécial Kenneth Starr]. Malgré tout, ça commence à me tracasser. Je réalise que Hillary Clinton – contrairement à moi quand Tripp m’arrachait mes secrets pour les enregistrer en cachette – était au courant de l’existence de ces documents : d’après les notes, c’est elle qui avait demandé à Blair de consigner leurs discussions à des fins d’archivage.
   Oui, je comprends tout. Hillary Clinton voulait une preuve qu’elle s’en prenait à la maîtresse de son mari. Bien qu’elle ait critiqué le comportement déplacé de son époux, je trouve gênant qu’elle rejette la faute sur la – Femme – pas seulement sur moi, mais sur elle. Et bien trop facile : à chaque fois qu’une infidélité est exposée sur la place publique – et le principal protagoniste est souvent un homme politique –, comme par hasard, c’est la femme qui finit par porter le chapeau. Certes, les Anthony Weiner et autres Eliot Spitzer font tout pour avoir l’air humiliés sur les chaînes d’information du câble. Ils se retirent un temps de la vie publique, mais reviennent à tous les coups, ayant fait table rase du passé. Les femmes mêlées à ces affaires, elles, ont plus de mal à retrouver une vie normale. Mais ici, il y a une dimension supplémentaire et ça me hérisse le poil : narcissique? Cinglée?
   Vous vous souviendrez peut-être que cinq jours seulement avant que le monde entier n’entende mon nom pour la première fois, le FBI – après que mon amie Linda Tripp ait contacté le bureau du procureur – m’a tendu un terrible piège dans le centre commercial de Pentagon City. Le 16 janvier 1998, âgée de 24 ans, je me suis retrouvée enfermée dans une chambre d’hôtel avec des interrogateurs principalement masculins qui obéissaient aux ordres de Starr. Ces derniers m’ont dissuadée de contacter mon avocat et menacée de prendre vingt-sept années de prison pour avoir, entre autres, déclaré sous serment ne pas avoir eu de liaison avec Clinton. Si j’acceptais de mettre mon téléphone sur écoute et de porter un micro lors de mes conversations avec deux amis proches du président, et peut-être avec le président lui-même, je bénéficierais d’une immunité. J’ai refusé. Je m’étais confiée à Linda Tripp, et ça s’était malgré moi transformé en trahison. Mais ça, ce fut la plus grande des trahisons. Je ne pouvais m’y résoudre. Courageuse, stupide, peut-être, mais narcissique et cinglée ?
   Ces descriptions de moi, vieilles de seize ans, ont réveillé d’anciennes angoisses, en particulier le souvenir du mépris des femmes. Vous vous demandez peut-être : mais où étaient les féministes à l’époque? Cette question me taraude toujours. J’espérais un signe de leur part, une preuve de leur compréhension. La bonne vieille solidarité féminine aurait été la bienvenue. Mais je l’attends toujours. Vu les problèmes soulevés – inégalités hommes-femmes, sexe au travail –, on aurait pu croire qu’elles prennent position. Ça n’a pas été le cas. Je comprenais leur dilemme : Bill Clinton était un président «favorable» à la cause des femmes.
   Dans mon cas, il n’y a pas eu «harcèlement sexuel», et ça ne m’a pas aidée. Paula Jones s’est chargée de cette accusation et a poursuivi Bill Clinton en justice. Depuis peu, grâce aux féministes, on ratissait plus large dans le cas d’enquêtes comme celle-ci : voilà pourquoi mon nom est apparu. La droite s’est emparée de l’affaire Jones pour répondre aux féministes, favorables aux Clinton, et les taxer d’hypocrisie : pourquoi n’encourageraient-elles pas une enquête sur un cas de harcèlement sexuel ? Et si le président avait été républicain ?
   Quelques représentantes du mouvement féministe moderne sont intervenues, indirectement. Mais, à la place d’un véritable engagement, voici ce qui s’est passé.
30 janvier 1998. Neuvième jour du scandale. Cocktail au Bernardin, à Manhattan. Présentes : les écrivaines Erica Jong, Nancy Friday, Katie Roiphe et Elizabeth Benedict ; Patricia Marx, qui écrit pour le Saturday Night Live; Marisa Bowe, rédactrice en chef de Word, un magazine en ligne; la créatrice de mode Nicole Miller; l’ancienne dominatrice SM Susan Shellogg; et leur hôtesse, Maguy Le Coze, copropriétaire du Bernardin. The New York Observer a réuni cette assemblée de sorcières pour qu’elles partagent leurs points de vue sur «l’affaire Clinton», le tout enregistré par Francine Pose.

Oh, comme j’aurais aimé assister à ce cocktail :

– Marisa Bowe : Toute sa vie n’est qu’une histoire de contrôle, d’intelligence. Et sa femme est très intelligente, toujours dans le contrôle. Je peux comprendre ce qu’il y a d’excitant à s’envoyer en l’air avec une femme peu brillante dans le Bureau ovale.
– Moi imaginaire : Je ne dis pas que je suis brillante, mais qui vous dit que je ne le suis pas? Mon premier boulot en sortant de la fac, c’était à la Maison Blanche.
– Susan Shellogg : D’après vous, c’est terriblement égoïste? Égoïste et avilissant, un rapport oral sans réciprocité. Je veux dire... elle n’a jamais dit : «Eh bien, vous savez, il m’a satisfaite moi aussi.»
– Moi : Et où est-ce que je ne l’ai pas «dit»? Dans quelle déclaration publique que je n’ai pas faite? Dans quel témoignage qui n’a pas été publié?
– Katie Roiphe : Selon moi, ce qui choque les gens, c’est l’apparence physique [de Monica Lewinsky], et c’est un point intéressant. On aime imaginer nos présidents comme des sortes de dieux : du coup, quand JFK a une liaison avec Marilyn Monroe, ça reste dans le royaume des demi-dieux... Je veux dire, ce qui revient le plus, c’est que Monica Lewinsky n’est pas si jolie que ça.
– Moi : Merci! La première photo de moi qui est parue était celle de mon passeport. Vous aimeriez que votre photo de passeport soit reprise dans les publications du monde entier comme celle qui vous définit le mieux? Vous dites aussi que la principale qualité qu’une femme doit avoir pour entretenir une relation intime avec un homme de pouvoir, c’est d’être attirante. Si ça ne s’appelle pas faire reculer la cause, je ne sais pas ce que c’est.
– Erica Jong : Mon dentiste m’a fait remarquer qu’elle souffrait d’une gingivite de stade 3.
– Shellogg : Vous pensez qu’il va [lui] arriver quoi? Je veux dire, elle va se contenter de disparaître tranquillement, elle va écrire un livre? Ou les gens l’auront oubliée dans six mois?
– Nancy Friday : Elle peut toujours louer sa bouche.
– Moi : (Sans voix.)
– Jong : Vous savez, ça plaît aux hommes d’approcher la bouche qui a côtoyé le pouvoir. Imaginez un peu le fantasme, ce qu’il se passe dans la tête d’un homme quand elle lui fait une gâterie : «Oh mon Dieu!»
– Elizabeth Benedict : Fais-moi ce que tu as fait au président. Fais-le moi.
– Moi : (Toujours sans voix.)
– Jong : Je pense que ça montre que notre société a progressé, qu’on ne dénigre pas Monica Lewinsky.

Cette petite causerie est parue sous le titre : «Les super nanas de New York aiment ce coquin de président» («La chose la plus embarrassante que j’aie lue depuis longtemps», écrira la journaliste Marjorie Williams dans Vanity Fair). Selon moi, cet article illustre un aspect troublant de la culture de l’humiliation, que la thérapeute féministe Phyllis Chesler identifie dans son ouvrage Woman’s Inhumanity to Woman (L’Inhumanité de la femme envers la femme) : les femmes elles-mêmes ne sont pas à l’abri d’une certaine misogynie. On le voit bien aujourd’hui à la façon qu’ont les «garces» du lycée de rôder sur Internet, le terrain de jeu moderne, toujours prêtes à en rajouter (mais on les voit aussi à l’œuvre dans les débats de spécialistes à la télé, ou dans les restaurants français).
   J’éprouve toujours un profond respect pour le mouvement féministe. Je lui suis reconnaissante pour les énormes progrès qu’il a permis en matière de droits des femmes ces dernières décennies. Mais mon nom ressort toujours dans les discussions de comptoir sur les inégalités hommes femmes, alors je ne me considère pas comme une féministe avec un grand F. Pendant la chasse aux sorcières de 1998, la position des responsables du mouvement allait à l’encontre de la femme. Quant aux «super nanas de New York», elles auraient facilement pu se pâmer devant le président sans m’attaquer personnellement et me couvrir de honte. Au lieu de ça, elles ont pris part à l’humiliation collective.
   Je regrette profondément ce qui s’est passé entre le président Clinton et moi. Laissez-moi répéter ceci : Je. Regrette. Profondément. Ce. Qui. S’est. Passé. À l’époque – du moins selon moi –, il s’agissait d’une relation authentique, il y avait de l’affection, des visites fréquentes, des projets, des coups de téléphone et des cadeaux. J’avais une vingtaine d’années, j’étais trop jeune pour comprendre les conséquences qu’aurait cette histoire dans la vie réelle, trop jeune pour voir que j’allais être sacrifiée par opportunisme politique. Aujourd’hui, quand j’y repense, je me demande, incrédule : qu’est-ce que j’avais – qu’avions-nous – dans la tête? Je donnerais tout pour pouvoir revenir en arrière.
   Je pense souvent, comme beaucoup d’Américains, à Hillary Clinton. Je me demande ce qui arrivera si elle se présente à la présidentielle de 2016? Et si elle gagne – puis gagne un second mandat? Nous aurions enfin une femme à la Maison Blanche, mais ça ne se limite pas à ça d’après moi. On se souvient tous du cri de ralliement de la deuxième vague du féminisme : «Le privé est politique.» De nombreuses personnes (moi comprise) ont déclaré que ma relation avec Bill Clinton relevait de la sphère privée et n’avait pas sa place dans une guerre politique aux enjeux majeurs. Quand j’entends parler de la candidature possible de Hillary Clinton, je ne peux m’empêcher de craindre le nouveau déferlement de paparazzis, le nouveau déferlement d’articles intitulés : «Où est-elle aujourd’hui?», la prochaine référence à ma personne dans les reportages que Fox News consacrera à la primaire. Planifier ma vie en fonction du calendrier politique commence à me démoraliser. Pour moi, dans ce scénario, le privé et le politique sont impossibles à séparer.
   En 2008, quand Hillary était candidate à la présidence, je vivais quasiment recluse – même si la presse me sollicitait constamment. En 2012, j’ai attendu que l’élection soit passée pour annoncer divers projets médiatiques (ceux-ci ont ensuite été annulés – et, non, on ne m’a jamais proposé 12 millions de dollars pour tout déballer dans un livre salace, contrairement à ce qu’on raconte dans la presse). Et depuis peu, je me retrouve à nouveau sur mes gardes, craignant de «devenir un problème» si elle décide d’accélérer sa campagne. Mais devrais-je mettre ma vie entre parenthèses pendant encore huit ou dix ans?
   Comme je suis démocrate – et pleinement consciente du fait que la droite comme la gauche peuvent m’instrumentaliser –, j’ai gardé le silence pendant dix ans. Si bien, en réalité, que, selon la rumeur qui courait dans certains cercles, les Clinton avaient dû acheter mon silence. Sinon, qu’est-ce qui aurait bien pu m’empêcher de m’exprimer? Je vous assure que rien n’est plus éloigné de la vérité. Alors, pourquoi le faire aujourd’hui? Parce que l’heure est venue.
   J’ai fêté mes 40 ans l’année dernière et il est temps que j’affronte mon passé – et l’avenir des autres. Je suis résolue à écrire une fin différente à mon histoire. J’ai enfin décidé de sortir du bois pour me réapproprier mon passé et lui donner un sens (j’en découvrirai vite le prix à payer). Même si certains journaux prétendront le contraire, ici, il ne s’agit pas du tout de Moi contre les Clinton. Ils sont passés à autre chose. Ils sont puissants et jouent un rôle important sur la scène mondiale. Je ne leur veux aucun mal. Et je comprends parfaitement que ce qui m’est arrivé et mon avenir ne les concernent pas.
   Cela nous ramène aussi à la question du privé et du politique. J’ai été confrontée à de nombreux problèmes devenus centraux dans le débat national depuis 1998 : jusqu’où doit-on autoriser l’État à entrer dans la chambre à coucher? Comment réconcilier le droit à la vie privée et la nécessité de révéler les scandales sexuels? Comment nous protéger d’un gouvernement trop zélé qui exige nos données et nos informations personnelles? Et, plus important à mes yeux, comment lutter contre le petit jeu de l’humiliation à l’ère d’Internet? Aujourd’hui, mon objectif est de m’impliquer activement dans la défense des victimes de harcèlement en ligne, et d’évoquer ce sujet dans des conférences.
   Jusqu’à présent, je n’ai jamais réussi à me défaire de la première description qu’on a faite de moi : «cette Femme». J’ai été la «harceleuse déséquilibrée» (expression véhiculée par la Maison Blanche de Clinton elle-même), la «poule idiote», la «pauvre innocente» qui n’y connaissait rien. Le gouvernement Clinton, les sbires du procureur spécial Starr, les responsables politiques des deux camps et les médias ont réussi à me coller une étiquette. Et cette étiquette m’a collé à la peau, car elle avait l’odeur du pouvoir. Je suis devenue un symbole, une toile sur laquelle tout le monde pouvait projeter ses incertitudes sur la question des femmes, du sexe, de l’infidélité, de la politique et du corps.
   Contrairement aux autres parties concernées, j’étais trop jeune pour avoir une identité bien définie à laquelle me raccrocher. Je n’ai pas laissé cette histoire «me définir» – je n’avais tout simplement pas l’expérience nécessaire pour trouver ma propre identité en 1998. Quand on n’a pas découvert qui on est, il est difficile de ne pas accepter l’image horrible que les autres créent de vous – voilà pourquoi j’éprouve de la compassion pour tous les jeunes qui se font humilier sur le Net. Je me suis souvent remise en question, j’ai suivi une thérapie et j’ai exploré différentes voies, mais je suis malgré tout restée prisonnière de cette histoire pendant de trop nombreuses années.
   Ce temps-là est révolu. Le moment est venu de brûler le béret et la robe bleue. Et d’aller de l’avant.

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