26 avril 2018

Le métro «humanisé»

Depuis que j’ai quitté Montréal, il y a longtemps, je n’ai pas eu l’occasion d’utiliser le métro. Mais, je me souviens que les usagers étaient habituellement isolés dans leur bulle, silencieux, perdus dans leurs réflexions. Le corps était là, mais la tête était ailleurs. À moins d’être en groupe, les gens ne se parlaient pas. Le métro était le lieu des regards en coulisse – on regardait rarement ses voisins dans les yeux sauf par «accident» et fugitivement. On évitait les contacts physiques autant que possible. On lisait un livre ou son journal. Aujourd’hui tout le monde peut se rabattre sur son smartphone.
   Des visages heureux, tristes, soucieux, fermés, ouverts, expressifs ou impassibles nous entouraient... Mais, qu’est-ce qu’un visage – un organe, un bout de peau, une présence? Réponse d'une philosophe (1).  

Le webdoc Correspondances est plus que fascinant, en particulier à cause de ses «tranches de vie» que certains usagers ont accepté de livrer en toute simplicité.


TV5 Monde :
«Correspondances» propose au spectateur la possibilité de se placer dans la position d’un passager qui, au beau milieu d’une foule de voyageurs s’arrête sur un visage, une attitude, un détail vestimentaire – intrigué, curieux.
   «Qui est ce voyageur? D’où vient-il? Où va-t-il? Qu’est ce qui l’anime? Qu’avons-nous en commun? À quoi pense-t-il?».
   Alors qu’habituellement le  voyageur fait  rarement  le  pas  de  briser  la  glace, ici, il a la possibilité d’entrer en communication avec le passager de son choix, pour écouter une histoire personnelle, le récit d’un rêve, une pensée obsédante, révélant par touches des aspects du monde qui se trouvent en surface.
– 13 métros: Paris, Bruxelles, Lausanne, Madrid, Vienne, Stockholm, Berlin, Montréal, Los Angeles, Santiago, Hong Kong, Shenzen et Tokyo.
– 39 histoires (39 passagers)
– 9 langues : français, néerlandais, espagnol, allemand, suédois, anglais, chinois traditionnel, chinois simplifié, japonais.

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Allez-y, c’est formidable : https://correspondances.tv5monde.com/map

Quand les métros du monde inspirent les artistes
Stéphane Baillargeon
Le Devoir | Arts visuels | 14 avril 2018

Photo : «Correspondances. Life Underground». C’est le hasard qui a fait office d’agent de «casting» dans le webdoc du réalisateur Hervé Cohen. Les personnes interrogées sont simplement celles qui ont attiré l’attention de l’équipe.

Walker Evans a photographié à la volée les passagers du métro de New York entre 1938 et 1941. Chris Marker a décliné le modèle à Paris entre 2008 et 2010. Le Danois Peter Funch a passé neuf ans (2007-2016) à croquer le portrait d’inconnus devant le grand Central Terminal de New York. Et le cinéaste Hervé Cohen continue de filmer des voyageurs des métros du monde, de Tokyo à Santiago en passant par Montréal.

Le documentariste français Hervé Cohen signe ce magnifique et très riche webdoc baptisé Correspondances. Docteur en droit de l’audiovisuel, cinéaste reconnu, il a tourné sur l’histoire de sa famille (Une autre vie) comme sur les rites initiatiques en Casamance (Sikambano, les enfants de la forêt sacrée) ou le travail de projectionnistes itinérants en Chine (Electric Shadows).

«À force de prendre le métro à Paris ou ailleurs dans le monde, d’observer les gens, d’être intrigué par une apparence ou une attitude, après avoir eu assez souvent envie de leur parler, j’ai imaginé cette série de portraits dans les métros du monde, explique le créateur joint en France. La caméra est devenue un outil pour assouvir en partie cette curiosité et ce désir de rencontrer l’autre.»

Un site Web interactif organise la présentation. L’internaute peut s’y promener d’un métro à l’autre sur une carte mondiale ou choisir des présentations par personnage ou par thème (l’amour, la vieillesse, le travail…).

Ce Web de Babel compte moins que l’impression de grande unité qui finit par lier toutes les propositions, pour ainsi dire en correspondance d’humanité. Les usagers fréquents peuvent bien penser qu’il n’y a pas beaucoup de meilleur endroit pour haïr son prochain qu’un métro bondé. La websérie prouve le contraire, prouve en tout cas qu’au fond de nous nous sommes tous les mêmes avec nos peurs et nos joies, nos désirs et nos espérances.

«Je crois que le projet véhicule un sentiment d’humanité, dit son créateur. Il expose cette idée que nous sommes tous pareils.»

Article intégral :

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(1) «...Le visage n’est pas un organe comme un autre. À peine d’ailleurs pouvons-nous le qualifier d’organe. Étymologiquement, l’«organe» est un «outil» déterminé par sa fonction. ... De là, l’organe se définit comme une partie d’un tout organique auquel il appartient et participe en en réglant partiellement et nécessairement le fonctionnement : organe de la circulation, de la respiration, de la reproduction, de la digestion. Cœur, poumons, organes génitaux, foie, estomac, et tous les autres, petits et grands. En cela le visage n’est pas un organe bien que faisant partie du corps. Le visage est plus qu’une tête. Plus que le cerveau dans sa boîte crânienne. Quel est ce plus? Quel est cet excès du visage? Matière certes, matière animale et vivante mais qui semble exsuder autre chose (et «chose» nous embête déjà) qu’elle-même : le visage est une matière qui témoigne. Elle témoigne en effet de la présence de quelqu’un comme personne et comme personne irréductiblement singulière. Elle témoigne d’une vie subjective qu’elle exprime indéfiniment, y compris quand le visage se referme dans le mutisme, croit-il, de la neutralité. Le visage est ce mouvement venu de soi qui ne cesse d’être soi. Sauf à mourir. Il est le sujet en mouvement, incarnation particulière de l’humanité que nous sommes. Le visage n’est pas qu’un bout de peau. Il n’est pas seulement ce qui recouvre. Au contraire, il exprime ma présence au monde : que je sois et ce que je suis, même à mentir, même à cacher. Mouvement volontaire, involontaire : le visage est tout entier langage. Mais cette matière que l’on pourrait croire et voudrait maîtriser échappe par sa puissance de manifestation, par l’être qu’il impose. Cette manifestation est profonde. C’est elle qui remonte à la surface du visage. Nous l’avons. Nous le sommes. Et nous le sommes sans réserve. Emmanuel Lévinas fait ainsi du visage non pas simplement l’expression d’une singularité physique mais bien plus l’émanation éthique d’une responsabilité : le visage m’invite et m’oblige. Le visage d’autrui est ce qui m’interdit de tuer. Droit dans les yeux. Le meurtre dès lors, toujours possible, se définit comme défiguration. Souvent celle-ci précède : le visage n’est plus le lieu de l’humanité. Sous-homme sans visage, bestiole à exterminer. Nul regard ne fait face. Aucun nom ne peut plus juger ni témoigner. L’«altruicide» peut commencer.»

~ Marie-Noëlle Agniau, philosophe et écrivaine
Les mains d’Orlac
Méditations du temps présent La philosophie à l’épreuve du quotidien 2 
L’Harmattan 2008 

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