«Les vrais compagnons, ce sont les arbres, les brins d’herbe, les rayons du soleil, les nuages qui courent dans le ciel crépusculaire ou matinal, la mer, les montagnes. C’est dans tout cela que coule la vie, la vraie vie, et l’on n’est jamais seul quand on sait la voir et la sentir. Je suis née une sauvage et une solitaire et ces dispositions ont crû tout le long des ans que j’ai vécus. Je leur dois des joies que je n’aurais jamais connues sans elles.»
~ Alexandra
David-Néel
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Lettre de Romain
Rolland à Annette Kolb
Figure aujourd’hui tombée en disgrâce et
injustement oubliée, Romain Rolland (29 janvier 1866 – 30 décembre 1944) fut un
intellectuel capital du siècle passé. Auteur d’une grande série romanesque
(Jean-Christophe), lauréat du Prix Nobel en 1915, cet esprit libre salué par
ses pairs («le plus grand évènement moral de notre époque» pour Stefan Zweig)
fut la conscience morale de son temps, opposé à toute forme de nationalisme,
racisme, fascisme... Dans cette lettre destinée à l’auteure allemande Annette
Kolb (3 février 1870 – 3 décembre 1967), il nous montre tout son génie.
Samedi 17 avril 1915
Chère Annette Kolb
Merci de vos lettres et des brochures que vous
m’avez envoyées. Je suis content de savoir que Hermann Hesse est tel qu’on
pouvait l’espérer, d’après ce qu’il a publié pendant la guerre. Je tâcherai de
ne pas quitter la Suisse sans le voir.
Que le printemps est beau! Il fait paraître les
peuples encore plus stupides. On est heureux de penser que l’humanité
n’existera pas toujours. Ce n’est pas nier le progrès qu’avoir cette pensée,
c’est y croire au contraire. L’homme ne m’a jamais paru la mesure ni la fin de
l’univers. C’est peut-être pour cela qu’en aimant et admirant le Christ, je ne
suis pas chrétien. Il est trop essentiellement le Fils de l’Homme. Ce n’est pas
assez pour moi. J’imagine si bien l’Éternité sans l’homme! – Pauvre petit homme! Ce qui me
touche le plus en lui, c’est de le savoir passager. Ce sentiment me fait lui
pardonner (et à moi) bien des choses.
Vous me trouverez pessimiste. Ce n’est pas du
pessimisme, en moi. J’ai toujours aspiré à des formes d’existence moins
étroites et moins imparfaites que celle dont j’ai été gratifié malgré moi. On
me jouerait un vilain tour, en me condamnant à rester dans mon moi, pour
toujours. (Il est vrai que j’y suis si peu!… Je suis presque toujours absent…)
Je vous envoie l’air de Timante, puisque vous
l’aimez. Excusez-moi de l’avoir écrit si fin. Vous serez obligée de le
retranscrire. J’ai ajouté, en tête, deux mauvais vers allemands que j’ai copiés
sur un recueil de la fin du XVIIe siècle. – J’espère pouvoir vous faire connaître plus tard d’autres belles
choses de mes vieux musiciens. Ils ont été mes compagnons, pendant des années
où j’étais seul. Et songez à ce qu’on éprouve, quand on retrouve une de ces
grandes âmes, mortes depuis des siècles, totalement oubliées (comme ce
Francesco Provenzale), dans le silence d’une bibliothèque! Il me semblait
qu’elle m’attendait, comme les ombres dans l’Odyssée, pour boire mon sang et
pour ressusciter en moi.
Au revoir, chère Annette Kolb, j’ai été heureux de
vous connaître. – Non, je ne
suis pas étonné que vous, vous soyez chrétienne. J’ai bien senti en vous le
vrai esprit chrétien. C’est en votre compagne qu’il m’a paru… comment
dirai-je?… un oiseau de passage.
Affectueusement à vous
Romain Rolland
Quand la
lune disparait
James Church
Éditions du Seuil, 2010
– Le moine m’a dit que notre monde était fini et que tout ce qui s’y trouve est en quantité limitée. Tout est rationné, on pourrait dire. Même la douleur. Recyclée à l’infini. Comme des atomes. Les mêmes atomes qui sont là aujourd’hui étaient déjà là quand le monde est né, pas vrai? Il peut y avoir quelques changements à cause des bombes atomiques, la fission, la fusion ou je ne sais quoi. Mais ce sont les mêmes atomes. Ce n’est pas un fantasme sur le cycle de la vie, du genre «nous faisons partie de la Grande Roue». La vie n’est pas tout. La vie n’est pas au centre de la création. Non. Absolument pas. Que sont les éléments de l’univers sinon ces aspects que sont la vie, la couleur, le son, le goût et ainsi de suite. Les émotions, la bonté, la méchanceté, la mélancolie, la tristesse. L’amour. Tout cela est limité, rationné, fini. Tant pour chaque chose. Ces éléments nous arrivent, comment dire...? Par paquets. On ne crée pas le rouge, le rouge est à l’extérieur de nous, mais il atteint nos yeux et y entre et alors on se rappelle le rouge. Pareil pour le bleu et le reste. Pareil pour l’odeur des montagnes à l’aube, la caresse du vent sur la peau en automne et le chant des étoiles. Rien n’est fini dans l’univers, mais ces choses deviennent nous, nous les absorbons et elles sont nous et nous sommes elles. Les émotions aussi, on ne les sort pas de nulle part, du rien. Elles font partie de la création, peut-être de ce premier instant de la création, toutes créées, toutes façonnées, une fois pour toutes. L’amour, la mélancolie, la haine et le bonheur.
Alors
quand les hommes étaient neufs, ou quand la terre l’était, elles étaient
partout en abondance. Le ciel était d’un bleu vif, le vent frais, les prairies
à tomber nez à terre devant le parfum de l’herbe et des fleurs. Des flaques de
tristesse flottaient dans l’air et, si l’on passait à travers, on pouvait être
triste pendant une semaine entière, mais ce n’était pas grave parce que c’était
une tristesse pure, d’un blanc pur... tristement blanche si vous voyez ce que
je veux dire par là. Et la haine était pure, et peut-être qu’elle flottait,
mais peut-être que non. Je n’en sais rien. Mais je vous dirai ceci : plus
il y a de monde, moins il y a de tout pour chacun. Le monde est de plus en plus
terne. Les couleurs le sont. Les saisons aussi. Bientôt on ne pourra plus les
distinguer les unes des autres. Bientôt la tristesse, la méchanceté, la
mélancolie et l’amour seront tous gris, des grosseurs palpitantes et grises qui
entreront en nous et attendrons avec un silence perplexe dans nos cœurs, tant
et si bien que nous ne saurons plus qui nous sommes.
Mais
quand nous mourrons, ces choses se sépareront à nouveau, ces choses
retourneront au monde sous leur forme la plus pure, par petits éclats et
fragments, et d’autres personnes les recevront et si alors elles sont
imprégnées de bonté, eh bien, on se réjouira et sourira d’avoir tant de chance,
mais la lumière, c’est la bonté, et comme elle plane dans le vent, personne
n’en reçoit beaucoup, et encore moins d’amour, qui danse à travers les espaces
vides et qu’on ne croise que par hasard, par erreur, ou par surprise.
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