~ Jean-Paul
Dubois (La succession, 2016)
S’il n’y a pas de marche arrière, il est possible d’explorer et de bifurquer, comme
le suggère l’auteure de cette lettre adressée à un ado. En cherchant une photo
d’accompagnement, j’ai été intriguée par son exhortation : Trouve le verbe de ta vie, pas le métier mais le verbe.
Lettre intégrale – très inspirante à la fois pour les
jeunes et les moins jeunes qui se cherchent
une vie... À faire circuler :
Extraits
Lettre à un
ado
Par Sarah Roubato
Lundi 2 janvier 2017
Salut
Je te rassure, si je t’écris, ce n’est pas pour te
faire la leçon. En fait, j’aimerais plutôt m’assoir sur un banc avec toi et
t’écouter. Mais je sais que tu as beaucoup à faire. Mais si tu as quelques
minutes pour la lire, peut-être qu’elle t’aidera. Du moins je l’espère.
D’abord je voudrais m’excuser de t’appeler ado. Je
déteste les catégories, en particulier celles des générations. Ce n’est pas
parce que tu es ado que tu n’es pas une personne à part entière, un citoyen, un
consommateur, et qu’à ce titre, tu devrais avoir toute ta place dans les débats
publics et dans les discussions “d’adultes”
Trouve le
verbe de ta vie
Qu’est-ce que tu veux faire plus tard? Voilà des
années qu’on te pose cette question. Et pour celui qui te la pose, cela ne se
réduit qu’à une seule chose : ton métier. On te demande quel métier tu veux
faire sans même t’avoir présenté toutes les possibilités, puisque voilà dix ans
qu’on t’enseigne les mêmes matières à l’école. Moi j’aurais une autre question
à te poser.
Quel est
le verbe de ta vie? Pas le métier, non, le verbe. C’est lui qui va tracer les
chemins de ta vie. Oui je dis bien les chemins, car dans le monde de demain,
avoir plusieurs chemins de vie, de carrière, de métier, ne sera pas réservé aux
atypiques. J’en rencontre tous les jours : des ingénieurs qui deviennent
boulanger, des comédiens qui deviennent pilote, des avocats qui deviennent
activistes dans une association. À toi qui changes d’avis, qui n’es pas sûr
d’être un littéraire ou un scientifique – comme si les deux étaient
incompatibles ! – on te dira que tu devrais te décider. Et si on regardait ça
autrement, en se disant que ceux qui s’intéressent à des domaines différentes,
qui sont capables d’aller de l’un à l’autre, qui savent s’adapter à de nouveaux
contextes, à d’autres manières de faire, sont des multi-potentialistes. Des
gens qui amèneront le savoir qu’ils ont acquis dans un domaine dans un autre.
Des gens qui ouvrent les horizons, qui fabriquent de nouveaux potentiels. Mais
il y a quelque chose qui rend logique leurs bifurcations : leur verbe. [...]
[...] Ton métier est au service de ton rêve. [...] Peu importe
que ce soit dans une entreprise, une association, une forêt, une école ou une
scène, tu feras toujours ce qui te correspond, si tu trouves ton verbe.
Si le
verbe de ta vie c’est aider, tu pourras autant être avocat, médecin urgentiste
ou travailler dans une ONG. Si c’est transmettre, tu pourras être enseignant
aussi bien que journaliste ou comédien. Veux-tu découvrir des choses
(archéologue, historien, chimiste, biologiste) veux-tu en inventer (ingénieur,
magicien) veux-tu les exprimer (écrivain, musicien, artiste), les analyser
(éditorialiste, analyste politique, sociologue) ? Veux-tu soigner, guérir,
protéger, défendre ? Bien sûr, après, il faut affiner. [...] Et puis il
faut se poser aussi la question de ton mode de vie : veux-tu des horaires fixes
ou irrégulières, veux-tu rester au même endroit ou bouger, travailler à
l’extérieur ou dedans? Et enfin, mais peut-être surtout, savoir au service de
quoi tu mets ton verbe : du système capitaliste de production de richesse qui
met en compétition les individus, qui détruit la terre et ses êtres vivants, ou
bien d’un autre système basé sur le respect du vivant et l’entraide ? Dans les
deux, tu pourras te faire valoir, te dépasser, innover. Tu peux exercer le même
métier pour servir deux visions du monde totalement opposées. Demain, le métier
ne sera pas nécessairement le centre de nos vies. Il faut trouver un métier qui
te fasse vivre et qui te laisse vivre. Un métier qui nous laisse le temps
d’apprendre, de découvrir, de nous émerveiller, de vivre avec les autres. Qui
nous permette d’habiter le temps au lieu de lui courir après.
Prends le
temps de te tromper!
[...] Tu as le droit de te tromper. Si tu
ne le fais pas avant trente ans, tu le feras quand ? Mais il y a une chose que
tu n’as pas le droit de faire : tricher avec ton rêve. [...] Qu’est-ce que j’ai fait
pour mon rêve aujourd’hui, et en quoi s’occupe-t-il de la beauté du monde?
Pose-toi cette question tous les jours!
Et
surtout ne vas pas croire que certains rêves valent mieux que d’autres, sous
prétexte que les chemins sont déjà tracés à l’école. On voudrait te faire
croire que les sciences, les maths, le français, la philo, l’histoire, sont
plus importants que la musique, le sport, l’art, le théâtre, la couture, le
bricolage, la cuisine, et tous les autres domaines qui n’ont pas leur place à
l’école, ou une si petite place. As-tu jamais regretté que ces domaines soient
considérés comme des loisirs ou des passe-temps? Regarde autour de toi : l’art,
le sport sont considérés comme des divertissements, des loisirs à consommer le
weekend. Dans d’autres sociétés, ils sont le centre même de l’apprentissage et
du développement de chaque personne. Toi et moi savons très bien que le système
éducatif ne te propose qu’un éventail très restreint de toutes les possibilités
qui s’offrent à toi. Si tu crois qu’un diplôme suffira à atteindre un métier...
mais je suis sûre que tu ne crois déjà plus à ce mythe. Tu sais bien qu’il faut
du réseau, des connaissances dans le milieu, bien se présenter, la chance, le
carnet d’adresses. Bien sûr dans certains domaines, tu vas galérer un peu plus
pour trouver une place. Parce que justement le système ne t’aura pas tracé un
chemin. Tu devras te le tracer toi-même. Tant mieux ! Il sera plus beau. Bien
sûr ça te demandera encore plus de travail, de peine et de discipline, mais au
moins, tu n’auras pas triché avec ton rêve.
Si les
études t’offrent un chemin direct vers ce que tu veux faire, vas-y. Mais
n’oublie pas d’aller voir comment ça marche dans le monde, dans le concret. [...] Quand tu reviendras en classe après, tu en sauras beaucoup plus
que ceux qui n’auront fait que suivre des cours pour avoir des notes pour avoir
un diplôme.
N’oublie
pas aussi que tu as le droit de bifurquer, de prendre d’autres chemins, à
trente ans, à quarante ans, quand tu veux! Ce n’est pas à toi de plier tes
envies pour qu’elles rentrent dans les cases du système. C’est à toi d’utiliser
ce que la société t’offre pour réaliser ton rêve. Un rêve qui, je l’espère,
s’occupera de la beauté du monde.
[...] Alors je ne te dis pas de ne pas faire d’études, je te dis
simplement que tu auras le droit de changer, d’explorer d’autres horizons,
d’apprendre et de te former autrement. Et l’un des meilleurs outils pour ça, ce
sont les langues.
Offre-toi
tous les horizons!
Tu vas peut-être me dire que tu n’aimes pas
l’anglais, que tu es nul en espagnol, que c’est trop dur l’allemand. [...] Une langue, c’est une porte ouverte sur une autre manière de penser,
c’est comme si d’un coup tu doublais la surface de ton horizon. Tu verras alors
ta société, ton pays avec un oeil nouveau.
Toi consommateur,
tu as un pouvoir immense
Je sais que tu es bien plus sensible que la
génération de tes parents à la destruction de la planète. Je ne sais pas si
dans ton quotidien tu y participes, ou si tu fais déjà des choix pour limiter
ton impact. Sache que tu as un pouvoir immense : tu es consommateur. C’est pour
toi que de grandes industries pillent les ressources, détruisent des forêts,
rendent des enfants malades, exploitent des travailleurs, maltraitent des
animaux. C’est pour ton bon plaisir. Oui, tu es aussi responsable. Il suffirait
que les gens arrêtent d’acheter pour que ça ne se fabrique plus. Bien sûr on se
sent minuscule. Tu peux ne plus consommer du Nutella, en mettant dans la
balance le plaisir que tu en tires et les horreurs que ça crée. Mais le rayon
du magasin en sera toujours plein. D’accord. Mais sans ton premier geste, il
n’y en aura pas d’autres qui suivront ton exemple. Et si on mettait bout à bout
tous les pots de Nutella que tu auras avalé, combien de palmiers, combien de
cris d’orang-outans et d’hommes et d’enfants dont les villages sont brûlés cela
représente? Tu es assez grand pour avoir une conscience et pour être fier de ce
à quoi tu participes. Tu as la chance de vivre à une époque où des milliers de
chercheurs, d’ingénieurs, d’inventeurs, trouvent d’autres manières de faire,
d’autres produits qui respectent le vivant. Le changement de société se fait
dans le minuscule et dans le grandiose. Dans le geste dérisoire d’un homme au
Pays Bas qui se met à nettoyer la berge d’une rivière où il passe tous les
matins, et dans le projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans qui invente
un filtre pour nettoyer les océans.
À ton tour,
écris une lettre
Ce que tu as en toi est immense, parce qu’il n’est
pas encore dessiné. Tu es un bouquet de potentiels. Ne laisse jamais rien ni
personne l’écraser. Je regrette qu’on ne te demande pas plus souvent ton avis
pour exprimer ce que tu ressens par rapport au monde et à demain. Alors, si tu
as le temps, si tu en as envie, je te propose une expérience. D’écrire à ton
tour une lettre, une lettre à un destinataire qui ne peut pas te répondre.
Lettre à quelque chose que tu as en toi, à ce qui t’est extérieur, à un animal,
un objet, une personne disparue. Qu’on leur dise que tu es autre chose qu’une
boîte qu’on gave de savoir. Quelqu’un qui pense le monde, qui le rêve, qui le
dit et qui fera le monde de demain.
À bientôt