Étant donné l’ampleur de notre impuissance, et
puisque nous ne disposons pas de «villes spatiales» pour fuir la terre quand tout se déglingue, relire Sénèque (De
la brièveté de la vie) nous aide à réfléchir sur la façon dont nous gérons le temps.
«Seuls les morts peuvent ressusciter. Pour
les vivants, c’est plus difficile.»
«Le fait
qu’il soit mort ne prouve absolument pas qu’il ait vécu.»
~ Stanislaw
Jerzy Lec (écrivain polonais; 1909-1966)
Extrait de «Sénèque n’est pas mort» :
Nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en
perdons beaucoup. La vie est assez longue; elle suffirait, et au delà, à l'accomplissement
des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés.
Mais quand elle s'est écoulée dans les plaisirs et dans l'indolence, sans que
rien d'utile en ait marqué l'emploi, le dernier, l'inévitable moment vient
enfin nous presser : et cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous
sentons qu'elle est passée.
Voilà la vérité : nous n'avons point reçu une vie
courte, c'est nous qui l'avons rendue telle : nous ne sommes pas indigents,
mais prodigues. ... Notre vie a beaucoup d'étendue pour qui sait en disposer
sagement. Tels s'appliquent à conserver leur patrimoine, qui, vienne l'occasion
de perdre leur temps, s'en montrent prodigues, alors seulement que l'avarice
serait une vertu.
... Mortels
vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de
la fragilité de votre existence; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà
passé; et vous le perdez comme s'il coulait d'une source intarissable, tandis
que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le
dernier de vos jours. Vos craintes sont de mortels; à vos désirs on vous dirait
immortels.
La plupart des hommes disent : à cinquante ans,
j'irai vivre dans la retraite; à soixante ans, je renoncerai aux emplois. Et
qui vous a donné caution d'une vie plus longue? Qui permettra que tout se passe
comme vous l'arrangez? N'avez-vous pas honte de ne vous réserver que les restes
de votre vie, et de destiner à la culture de votre esprit le seul temps qui
n'est plus bon à rien? N'est-il pas trop
tard de commencer à vivre lorsqu'il faut sortir de la vie? Quel fol oubli de
notre condition mortelle, que de remettre à cinquante ou soixante ans les sages
entreprises, et de vouloir commencer la vie à une époque où peu de personnes
peuvent parvenir!
Enfin tout le monde convient qu'un homme trop
occupé ne peut rien faire de bien : il ne peut cultiver ni l'éloquence ni les
arts libéraux; un esprit tiraillé, distrait n'approfondit rien; il rejette tout
comme si on l'eût fait entrer de force; l'homme occupé ne songe à rien moins
qu'à vivre : cependant aucune science n'est plus difficile que celle de la vie.
... L'art de vivre, il faut toute la vie pour l'apprendre; et ce qui vous
surprendra peut-être davantage, toute la vie il faut apprendre à mourir.
Mais celui qui n'emploie son temps que pour son
propre usage, qui règle chacun de ses jours comme sa vie, ne désire ni ne
craint le lendemain : car quelle heure pourrait lui apporter quelque nouveau
plaisir? Il a tout connu, tout goûté jusqu'à satiété : que l'aveugle fortune
décide du reste comme il lui plaira, déjà sa vie est en sûreté. On peut y
ajouter, mais non en retrancher; et encore, si l'on y ajoute, c'est comme,
quand un homme dont l'estomac est rassasié, mais non rempli, prend encore
quelques aliments, qu'il mange sans appétit.
Ce n'est donc pas à ses rides et à ses cheveux
blancs, qu'il faut croire qu'un homme a longtemps vécu : il n'a pas longtemps
vécu, il est longtemps resté sur la terre. Quoi donc! Pensez-vous qu'un homme a
beaucoup navigué, lorsque, surpris dès le port par une tempête cruelle, il a
été çà et là ballotté par les vagues, et qu'en butte à des vents déchaînés en
sens contraire, il a toujours tourné autour du même espace? Il n'a pas beaucoup
navigué, il a été longtemps battu par la mer.
Je ne puis contenir ma surprise, quand je vois
certaines gens demander aux autres leur temps, et ceux à qui on le demande se
montrer si complaisants. Les uns et les autres ne s'occupent que de l'affaire
pour laquelle on a demandé le temps; mais le temps même, aucun n'y songe. On
dirait que ce qu'on demande, ce qu'on accorde n'est rien; on se joue de la
chose la plus précieuse qui existe. Ce qui les trompe, c'est que le temps est une chose incorporelle, et
qui ne frappe point les yeux : voilà pourquoi on l'estime à si bas prix, bien
plus comme étant presque de nulle valeur.
Que si l'on pouvait leur faire connaître d'avance
le nombre de leurs années à venir, comme celui de leurs années écoulées, quel
serait l'effroi de ceux qui verraient qu'il ne leur en reste plus qu'un petit
nombre! Comme ils en deviendraient économes! Rien ne s'oppose à ce qu'on use
d'un bien qui nous est assuré, quelque petit qu'il soit; mais on ne saurait
ménager avec trop de soin le bien qui d'un moment à l'autre peut nous manquer.
Personne ne
vous restituera vos années, personne ne vous rendra à vous-même. La vie
marchera comme elle a commencé, sans retourner sur ses pas ni suspendre son
cours; et cela sans tumulte, sans que rien vous avertisse de sa rapidité; elle
s'écoulera d'une manière insensible. Ni l'ordre d'un monarque ni la faveur
du peuple ne pourront la prolonger; elle suivra l'impulsion qu'elle a d'abord
reçue; elle ne se détournera, elle ne s'arrêtera nulle part. Qu'arrivera-t-il?
Tandis que vous êtes occupé, la vie se hâte, la mort cependant arrivera, et bon
gré mal gré il faudra la recevoir.
Ce qui nous
empêche le plus de vivre, c'est l'attente qui se fie au lendemain. Vous
perdez le jour présent : ce qui est encore dans les mains de la fortune, vous
en disposez; ce qui est dans les vôtres, vous le laissez échapper. Quel est
donc votre but? Jusqu'où s'étendent vos espérances? Tout ce qui est dans l'avenir est incertain : vivez dès à cette heure.
... Le poète ne dit point, la vie la plus
précieuse, mais le jour le plus précieux. ... Le poète ne vous parle que d'un
jour, et d'un jour qui fuit. Il ne faut donc pas en douter : le jour le plus précieux est celui qui le
premier échappe aux mortels malheureux, c'est-à-dire occupés; et qui,
enfants encore même dans la vieillesse, y arrivent sans préparation et
désarmés. En effet, ils n'ont rien prévu; ils sont tombés dans la vieillesse
subitement, sans s'y attendre; ils ne la voient point chaque jour plus proche.
Un récit, une lecture ou la distraction intérieure
de leurs pensées, trompe les voyageurs sur la longueur du chemin; et ils
s'aperçoivent qu'ils sont arrivés, avant d'avoir songé qu'ils approchaient : il
en est ainsi du chemin continuel et rapide de la vie; dans la veille comme dans
le sommeil, nous le parcourons d'un pas égal, et, occupés que nous sommes, nous
ne nous en apercevons qu'à son terme.
La vie se
divise en trois temps: le présent, le passé et l'avenir. Le présent est court,
l'avenir incertain; le passé seul est assuré : car sur lui la fortune a
perdu ses droits; et il n'est au pouvoir de personne d'en disposer de nouveau.
Les hommes occupés d'affaires n'en tirent aucun
parti, car ils n'ont pas le loisir de porter un regard en arrière; et quand ils
l'auraient, des souvenirs mêlés de regrets ne leur sont point agréables. C'est
malgré eux qu'ils se rappellent le temps mal employé; ils n'osent se retracer des vices dont la
laideur s'effaçait devant la séduction du plaisir présent, mais qui, au
souvenir, se montrent à découvert. Nul homme ne se reporte volontiers dans le
passé, si ce n'est celui qui a toujours soumis ses actions à la censure de sa
conscience, qui jamais ne s'égare.
Le présent
est très court, si court, que quelques hommes ont nié son existence. En effet,
il est toujours en marche, il vole et se précipite : il a cessé d'être, avant
d'être arrivé; il ne s'arrête pas plus que le monde ou les astres, dont la
révolution est éternelle, et qui ne restent jamais dans la même position. Le
présent seul appartient donc aux hommes occupés : il est si court, qu'on ne
peut le saisir; et, cependant qu'ils sont tiraillés, distraits par mille
affaires, ce temps même leur échappe.
Ceux-là seuls jouissent du repos, qui se
consacrent à l'étude de la sagesse. Seuls ils vivent; car non seulement ils
mettent à profit leur existence, mais ils y ajoutent celle de toutes les
générations. Toutes les années qui ont précédé leur naissance leur sont
acquises. À moins d'être tout à fait ingrats, nous ne pouvons nier que les
illustres fondateurs de ces opinions sublimes ne soient nés pour nous, et ne
nous aient préparé la vie. Ces admirables connaissances qu'ils ont tirées des
ténèbres et mises au grand jour, c'est grâce à leurs travaux que nous y sommes
initiés.
On dit
souvent qu'il n'a pas été en notre pouvoir de choisir nos parents; que le sort
nous les a donnés. Il est pourtant une naissance qui dépend de nous. Il existe
plusieurs familles d'illustres génies; choisissez celle où vous désirez être
admis, vous y serez adopté, non seulement pour en prendre le nom, mais les
biens, et vous ne serez point tenu de les conserver en homme avare et sordide;
ils s'augmenteront au fur et à mesure que vous en ferez part à plus de monde.
Mais combien est courte et agitée la vie de
ceux qui oublient le passé, négligent le présent, craignent pour l'avenir!
Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard qu'ils ont été
si longtemps occupés à ne rien faire.
Ces grands
hommes vous ouvriront le chemin de l'éternité, et vous élèveront à une hauteur
d'où personne ne pourra vous faire tomber. Tel est le seul moyen d'étendre une
vie mortelle, et même de la changer en immortalité. Les honneurs, les monuments, tout ce que l'ambition obtient par des
décrets, tous les trophées qu'elle peut élever, s'écroulent promptement : le
temps ruine tout, et renverse en un moment ce qu'il a consacré.
Mais la sagesse est au-dessus de ses
atteintes. Aucun siècle ne pourra ni la détruire, ni l'altérer. L'âge
suivant et ceux qui lui succéderont, ne feront qu'ajouter, à la vénération
qu'elle inspire; car l'envie s'attache à ce qui est proche, et plus volontiers
l'on admire ce qui est éloigné.
De la
brièveté de la vie SÉNÈQUE. Trad. de M. Charpentier, Paris, 1860
Source (essai complet) :
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Nous avons tous tendance à consacrer un peu trop
de temps au smartphone. Étonnamment, avec quelques compromis, nous pourrions rapidement
passer à travers notre liste de livres «en attente».
Combien de romans pourrions-nous lire en réduisant
le temps alloué aux activités smartphoniques?
Médias
sociaux : en moyenne 23,06
heures par mois
Messagerie
instantanée : en moyenne 24,51
heures par mois
Courriels :
en moyenne 30,47 heures par mois
Texto :
en moyenne 10,56 heures par mois
Messagerie
photo/vidéo : en moyenne 4,51
heures par mois
Appels
: en moyenne 14,03 heures par mois
Appels
vidéo : en moyenne 8,33
heures par mois
Quelque 115,47
heures par mois donnant la possibilité de lire plus ou moins 24 livres (selon l’épaisseur bien sûr).
Graphique : musicMagpie, une entreprise de
vente/achat d’appareils électroniques, livres, etc.
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