3 avril 2017

Pas de Nobel pour Cohen, mais un dernier Juno

Lors de la 46e cérémonie des prix Juno, récompensant les meilleurs artistes canadiens de la musique, l'illustre Montréalais Leonard Cohen a remporté le prix de l'album de l'année pour You want it darker, sorti en 2016. Le dernier d’une longue série de prix Juno.  Son fils Adam Cohen s'est présenté sur scène avec son propre fils, Cassius, afin de recevoir le prix.


Je ne veux rien enlever au mérite de Bob Dylan, mais ce prix Nobel de littérature aurait pu facilement être décerné ex æquo avec Leonard Cohen. Dommage, le comité a raté une belle occasion de couronner magistralement son génie peu avant son décès.

Photo and quote are from the Oct 13, 2016 Leonard Cohen You Want It Darker Launch Event (Los Angeles). Leonard Cohen On Bob Dylan’s Nobel Prize said: “It’s like pinning a medal on Mount Everest for being the highest mountain.”  

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Source des extraits ci-après :
Leonard Cohen, le gagnant magnifique, Alain-Guy  Aknin et Stéphane Loisy; avant-propos de Thierry Séchan; Éditions Didier Carpentier, 2012

Dylan, d’une certaine façon, semble avoir ouvert la voie à Cohen, car tous deux sont des littéraires un peu atypiques. Mais Dylan est affligé d’une vois de canard, ne chante pas toujours très juste et n’est pas un extraordinaire instrumentiste, ses attraits majeurs étant des textes de qualité et des mélodies alléchantes. Persuadé de chanter faux aussi, Leonard voit donc là un atout, jugeant qu’il bénéficie en outre du fait d’être «très petit, émacié, avec des restes d’acné, et ostensiblement juif». Son seul handicap, estime-t-il avec humour, est de «trop bien jouer de la guitare». ... Par l’intermédiaire de Robert Hershorn, il a la chance de faire la rencontre de Mary Martin, une Canadienne assistante d’Albert Grossman, imprésario d’importance qui manage justement Bob Dylan. ...

Buffy Sainte-Marie, grande artiste de folk et de protest song, dans une chronique pour le magazine Sign Out!, bien que signalant divers défauts, lui rendit un bel hommage : «Il manque d’éducation musicale, et que la qualité originale de ses mélodies vienne ou non du simple fait qu’il ne sait pas ce qu’il fait importe peu. ... Presque toutes ses mélodies commencent sur une clé et se propagent progressivement vers des modulations outrancières, qui souvent prennent fin sur une clé sans le moindre rapport avec celle du début. Cela exige beaucoup d’efforts de celui qui l’entend pour la première fois, et sera sans doute si enchanté par cette magnifique poésie qu’il sera pris d’une démangeaison pour écouter la chanson encore et encore afin d’absorber tout ce que véhicule la musique. La plupart des auteurs de chansons utilisent une mélodie très classique si les mots sont de grande valeur, et vice-versa, mais pas Leonard Cohen. Il a la délicieuse effronterie de nous demander à nous, qui ne le connaissons même pas, de le suivre sur un chemin de mots complètement original et parfois effrayant sans l’aide d’aucun des vieux clichés musicaux rustiques auxquels nous avons l’habitude de nous raccrocher comme à des guides. Il y a quelque chose d’inconfortable à entendre pour la première fois une chanson de Leonard Cohen. ... Les mélodies sont indevinables. ... Les chansons de Cohen sont à la fois d’un autre monde et incroyablement humaines, comme m’apparaît Cohen lui-même. ... Je lui suis reconnaissante de m’avoir élevée au-dessus des terres musicales familières.» 
     En dehors des rapprochements que l’on peut faire entre eux [Dylan/Cohen] au niveau textuel, Cohen a retenu la leçon de Dylan sur le plan vocal, celle d’un type qui ne sait pas vraiment chanter et a quand même conquis la planète. La voix de Leonard, il est vrai, apparaît plus mélodieuse que celle de Bob, et ses résonances de basse sont infiniment plus séduisantes que les sons «canardeux» de son devancier, mais tous deux ont compris l’intérêt de travailler sur des émotions davantage que des prouesses, s’inspirant en même temps des astuces mises au point par leurs prédécesseurs dans la chanson folk. Avec une utilisation que l’on pourrait qualifier de basique et fonctionnelle, Leonard Cohen a donc réussi à faire de son organe le véhicule idéal de ses vers, intensifiant la portée d’un message personnel quasi intime. Cette sorte de déshabillage psychologique, marqué d’une certaine mélancolie, se perçoit bien sûr plus spécialement à travers certaines chansons.  

[En 1972] sans doute fatigué, il [Cohen] se complaît dans diverses déclarations laissant entendre qu’il va mettre fin à sa carrière de chanteur, sans toutefois abandonner totalement le monde de la musique, aspirant à revenir à un rythme de travail plus tranquille auquel il est mieux habitué. ... Alors, annonce-t-il, «j’ai décidé de tout foutre en l’air et de partir». «Peut-être qu’une vie différente ne comportera pas non plus de nombreux instants valables, ajout-t-il, mais je connais celle que je mène et je n’en veux plus. Même si l’on se croit à l’écart d’un milieu, même si l’on se sent protégé, si l’on estime y être très peu impliqué, on y est plongé. On se retrouve à penser : ‘Il me faut une nouvelle chanson. Je devrais écrire telle chose. Je devrais être plus haut. Je suis jaloux de telle chanson, de telle autre.’ Oublions ça. Je veux juste me taire.» 
     À ceux qui lui font remarquer que Bob Dylan, l’un de ses exemples, a un moment disparu pour faire un retour triomphal, il explique, au contraire de ce prédécesseur, n’avoir jamais eu la même popularité.» Et puis, lorsqu’on lui demande si son départ sera définitif, il dit n’en avoir pas la moindre idée et précise ne pas annoncer sa retraite : «C’est totalement psychique, sur le plan privé. Il se peut que le public ne voie pas la différence, que des disques continuent à paraître, et des livres aussi. Mais je ne serai pas là. [...] Le temps est venu de s’éloigner vers une autre vie, de se retirer. ...»  

«À l’orée de sa septième décennie, la carrière de Leonard Cohen est en aussi belle forme que jamais. Ce livre [Take This Waltz] célèbre la longévité de l’homme, sa volonté, sa musique et ses mots, fêtant son soixantième anniversaire en offrant un index de ce que les gens pensent de lui, se rappellent de lui, veulent de lui et savent de lui.» (Avant-propos, Take This Waltz, un hommage à Cohen par Michael Fournier et Ken Norris)

C’est ce moment-là qu’il choisit pour entrer dans une longue retraite. Des propos tenus juste auparavant pouvaient d’ailleurs permettre d’entrevoir cette éventualité, discours un peu désabusé d’un homme qui, pourtant jeune encore, semblait se laisser aller sur les chemins du troisième âge et de l’abandon. «Si l’on pense à ce que représente ce jeu, ou dans cette tradition, et que l’on commence à avoir la tête qui enfle, alors il faut réfléchir vraiment à ce dont on parle, disait-il à propos de la chanson en général. On n’évoque pas simplement Randy Newman, qui est excellent, ou Bob Dylan, qui est sublime, on parle du roi David, de Homère, Dante, Milton, Wordsworth, on parle de l’incarnation de nos plus hautes possibilités. Aussi je ne crois pas qu’il soit particulièrement humble ou vertueux de se considérer comme un poète accessoire. Je réalise vraiment l’énorme chance qui a été la mienne de pouvoir gagner ma vie et de ne jamais avoir eu à tracer un mot que je n’avais pas envie d’écrire. Mais je ne m’illusionne pas, je connais le jeu dans lequel je me suis engagé. Lorsque j’ai écrit à propos de Hank Williams : ‘Cent étages au-dessus de moi se dresse la tour des chansons’, ce n’est pas une sorte de modestie inversement proportionnelle. Je sais la place de Hank Williams dans l’histoire de la chanson populaire. [...] Je ressens être un écrivain très mineur. J’ai occupé un certain territoire, que j’ai tenté de préserver et d’administrer au mieux de mes capacités. Mais je sais l’étendue de ce territoire.» 
     Et à cette analyse désabusée concernant sa position dans le monde de la musique, il en ajoute une nouvelle, portant cette fois sur son âge : «Lorsque vous atteignez la soixantaine, vous réalisez que vous n’êtes plus totalement dans le coup. Alors, vous pouvez commencer à apprécier d’autres mystérieux phénomènes sociaux, comme le respect basé uniquement sur l’âge. Les gens sont gentils avec vous comme ils ne l’ont jamais été jusque-là. Les policiers vous appellent ’Monsieur’.»

Lors d’un passage aux États-Unis, entre deux dates à travers le monde, on lui décerne une nouvelle récompense, et non des moindres, un Grammy Lifetime Achievement Award attribué par l’Académie du disque, trophée distinguant l’ensemble de son œuvre qui le place au même rang que des célébrités comme Bob Dylan, Frank Sinatra ou Michael Jackson. «Alors que nous traçons notre chemin vers la ligne d’arrivée, que certains d’entre nous ont déjà franchie, je n’ai jamais pensé que je pourrais obtenir un Grammy Award», dit-il dans son discours de remerciement, précisant avec un humour en demi-teinte à propos des membres de l’Académie : «En fait, j’ai toujours été touché par la modestie de leur intérêt envers mon travail.»

En 2011, après une longue tournée, Cohen reçoit ensuite une récompense de plus, mais en Europe cette fois, où il se voit décerner le prix Prince des Asturies de littérature. Le jury, en effet, a décidé de couronner «le poète et romancier canadien Leonard Cohen pour l’ensemble d’un travail littéraire qui a influencé trois générations à travers le monde grâce à la création d’une imagerie émotionnelle où fusionnent poésie et musique dans une œuvre d’une valeur immuable. Le passage du temps, les relations sentimentales, les traditions mystiques de l’Est et de l’Ouest et la vie chantée comme une ballade sans fin représentant l’ensemble d’un travail associé à certains moments de changements décisifs de la fin du XXe et du début du XXIe siècles.»

Dans la mesure où un bonheur n’arrive jamais seul, Leonard devient le tout premier lauréat du Song Lyrics od Literary Excellence attribué aux États-Unis par le PEN New England, le jury incluant entre autres Bono, Elvis Costello, Smokey Robinson, Paul Simon et l’écrivain Salman Rushdie. Il reçoit aussi, au Canada, le prix Glenn Gould, décerné tous les deux ans à une personnalité dont le travail dans le domaine des arts a rehaussé la condition humaine, et qui lui est remis à l’occasion d’une soirée de gala au Massey Hall de Toronto. Là, lorsqu’on lui présente le chèque de 50 000 dollars accompagnant cette récompense, il en fait don au Conseil des arts du Canada, expliquant que « sans son aide et ses encouragements, je n’aurais jamais écrit The Favourite Game ou The Spice-Box of Earth. Je lui en suis profondément reconnaissant ».

Recherchant inlassablement un état de grâce ... Cohen apparaît comme une sorte d’indestructible bâtisseur, innovant avec une inaltérable élégance, tant physique qu’intellectuelle, afin d’apporter ce qu’il peut d’agréments et de questionnements dans un monde en proie à tous les désordres. Ayant découvert, dans une introspection persévérante et une observation sagace de ses contemporains et de leurs travers, quelques secrets méritant d’être divulgués, il se sent l’obligation de les partager le plus harmonieusement possible à travers des rimes et des musiques minutieusement étudiées. Liant une inspiration artistique forte à une intelligence aiguë, celui que l’on considère comme un des apôtres de la contre-culture reste donc l’une des rares légendes, sinon l’unique, qui parcourt [parcourait] la planète pour faire entendre ses idées. À la fois poète quasi nihiliste, contemplatif reclus et dandy invétéré, Leonard Cohen, sans relâche, se fait le porte-parole de mystères et de sentiments qui, depuis la nuit des temps, troublent le cœur et l’esprit des hommes : la mort et l’au-delà, le divin et le sacré, l’amour et la beauté.

«Lorsque vous écrivez, vous êtes à tous les coups un débutant absolu. Chaque fois que vous saisissez votre guitare ou que vous vous asseyez devant une page blanche, vous partez de zéro. C’est une lutte~ Leonard Cohen

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Quotes of note about Cohen/Dylan’s mutual appreciation

Source: http://cohencentric.com/

Photo -- From No Direction Home: The Life and Music of Bob Dylan by Robert Shelton (Backbeat Books, Apr 1, 2011)  

“Leonard Cohen & Bob Dylan have known each other for a long time, and I know there’s a lot of respect for each other. Jennifer Warnes told me a story once that there was a BMI (Broadcast Music, Inc) dinner once; they were honouring Bob Dylan. And Leonard was there and Jennifer was there. And at one point, Bob Dylan took Elizabeth Taylor by the hand and said, ‘Come, let me introduce you to a real poet…’” ~ Roscoe Beck

“Dylan’s achievement is so monumental. He was the Picasso. I’m the Matisse. I love Matisse, but I’m in awe of Picasso.” ~ Leonard Cohen

“After a while, Bob Dylan told Cohen that a famous songwriter of the day had told him, ‘O.K., Bob, you’re Number 1, but I’m Number 2.’ Then Dylan says to me, ‘As far as I’m concerned, Leonard, you’re Number 1. I’m Number Zero.’ Meaning, as I understood it at the time and I was not ready to dispute it that his work was beyond measure and my work was pretty good.” ~ Leonard Cohen

Une vidéo très touchante lors de son dernier spectacle en 2013. Un tour de force quand on songe aux souffrances physiques qu'il endurait.

Leonard – Save The Last Dance For Me (2013)

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