Déjà, c’était une notion floue. Les textes étaient imprécis. Tantôt on parlait de «culture», tantôt de «tradition», sans nuance, comme s’il s’agissait de termes interchangeables. Je commençais à me demander si ce n’était pas la notion même de «civilisation» qui posait problème. En général, dans les définitions et les analyses que j’avais lues, on l’utilisait par opposition à la notion de barbarie. L’être civilisé était celui qui avait laissé derrière lui l’être primitif.
Mais était-ce bien vrai? La Grèce antique était esclavagiste. Que ce soit à Sparte ou à Athènes, la liberté de penser et d’agir était réservée à une petite élite qui remplissait les critères définissant la qualité de citoyen. De grandes pensées, de grandes actions ont distingué des sociétés qui étaient tout sauf civilisées. Partout, toujours, c’était une autre personne qui préparait la nourriture, gardait les enfants, nettoyait le sol. Le plus souvent, ces êtres-là étaient maltraités. Pas seulement méprisés et considérés comme des êtres inférieurs, mais soumis à un régime de terreur physique et psychique.
De plus, on ne pouvait pas dire que cela relevait d’un chapitre clos de l’histoire. Aujourd’hui encore, une armée invisible, dépourvue de nom et de visage, est contrainte de servir dans l’humiliation et la peur. Le phénomène se retrouve sur tous les continents sans exception.
Source : Free Walk 2013
Quand on voyage par exemple dans les pays arabes, on devine les ombres asservies derrière la blancheur des façades. Le temps de les entrevoir, elles ont déjà disparu. Toutes ces personnes sont originaires de pays pauvres d’Afrique ou d’Asie. Elles travaillent sans relâche. Souvent très jeunes, elles sont privées de contact avec leur famille et exemptes de droits. La moindre protestation, le moindre relâchement dans le labeur quotidien et c’est le renvoi. Le retour à la misère.
Comment définir le concept de civilisation? Qu’est-ce qu’un être civilisé? Les réponses ont beaucoup varié au cours de l’histoire. Elles sont toujours fondées sur le présupposé que la civilisation est le fruit d’un apprentissage, voire d’un dressage, auquel les non-civilisés – par infériorité naturelle ou par manque d’opportunité – n’ont pas le bonheur de prétendre.
La notion de civilisation a souvent servi de paravent à l’exploitation pure et simple. Au XIXe siècle, quand le pillage des richesses de l’Afrique a vraiment commencé, cette notion s’est révélée extraordinairement utile. Les pays européens qui participaient à la ruée vers le continent noir avaient à leur disposition trois armes prêtes à l’emploi qui commencent toutes par la lettre «c».
La première arme, c’était le canon – la puissance armée. Toujours présent, au moins à l’état latent de menace et promptement utilisé en cas de besoin de façon souvent arbitraire. Parmi les droits de l’être civilisé figurait celui d’exterminer les individus qui s’opposaient à leur propre bien tel que défini par lui. Entre la civilisation et la barbarie, il n’y avait que la mort. Rien d’autre.
La deuxième arme était la croix. Au cours de la colonisation de l’Afrique, on a enfoncé un casque sur la tête de Jésus et on lui a glissé un sabre dans la main. Toute tentative pour élever les Noirs, ces sauvages, jusqu’aux hauteurs de la civilisation passait nécessairement par la juste foi. Les dieux et les enseignements animistes que la majeure partie des Africains suivaient depuis des siècles devaient être éradiqués ni plus ni moins. Les missionnaires se voyaient comme les soldats de Dieu. Ils étaient des guerriers coiffés de casques de safari, armés de bibles au lieu de canons mais prêts à en faire le même usage, sans discrimination.
La troisième arme était la compatibilité. Impossible d’atteindre à la noble civilisation sans se soumettre aux lois de l’économie occidentale et à la brutalité inscrite au cœur du marché capitaliste.
Quant à l’arme cachée du colonialisme, c’était le mensonge. Celui-ci n’a jamais été pratiqué de façon aussi inventive et aussi systématique que lors de l’annexion de l’Afrique par les puissances européennes au XIXe siècle. Certes beaucoup d’Européens étaient sincèrement convaincus de la justesse de chaque mot du discours civilisateur. Mais ceux qui menaient sur le terrain une oppression cynique sans merci voulaient en premier lieu se faciliter la tâche. Ils souhaitaient seulement que le calme règne pendant qu’ils dépouillaient le continent de ses matières premières de la même manière qu’on l’avait précédemment vidé d’une partie de ses habitants afin de les vendre.
... Est-il possible de créer une civilisation digne de se nom tant que l’exploitation et la privation de liberté dirigent le monde? Une véritable civilisation sans esclaves ni autres formes masquées d’asservissement peut-elle fonctionner si elle n’existe que dans une petite partie du monde?
Est-ce un rêve outrancier que d’imaginer une civilisation à l’échelle mondiale qui ne soit pas fondée sur l’oppression? Outrancier ou non, c’est un rêve nécessaire. Il est clair que la prochaine génération ne sera sans doute pas beaucoup plus avancée que la nôtre. Mais il est possible que ceux qui viendront plus tard soient moins stupides que nous.
Dans les mers nagent des baleines, toujours désorientées par les ondes radio et les impulsions électriques émises par les humains. Sur terre circulent des milliards d’êtres qui osent à peine croire qu’il puisse exister quelque part une autre vie plus digne que celle qu’ils sont contraints de mener.
Je me souviens de cet hiver en Crète. Une période de lecture intense. Et une grande solitude que rien n’est venu déranger.
Chapitre Un hiver à Héraklion (p. 283)
SABLE MOUVANT
Fragments de ma vie
Henning Mankell
Traduit du suédois par Anna Gibson
Éditions du Seuil, septembre 2015
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