L’auteur Olivia Laing s’est servi de ses expériences et de l’art pictural comme repères à sa réflexion sur la solitude. J’ai envie de lire ses livres dont les thèmes originaux piquent ma curiosité (1).
The Lonely City: Adventures in the Art of Being Alone by Olivia Laing, 2016
Les citations proviennent de Brain Pickings
Article intégral : https://www.brainpickings.org/
«Comment l’art m’a aidée à voir la beauté dans la solitude»
«Vous naissez seul. Vous mourez seul. La valeur de l'espace entre les deux est la confiance et l'amour», écrivait dans son journal intime l’artiste Louise Bourgeois, pour qui la vie était indissociable de l’art.
Il y avait des choses qui me consumaient, non seulement en tant qu’individu, mais aussi en tant que citoyenne de notre siècle, de notre époque pixélisée. Que signifie être seul? Comment vivons-nous, si nous ne sommes pas intimement engagés avec un autre humain? Comment nous relions-nous à d'autres personnes, en particulier s’il nous est difficile de parler? Le sexe est-il un remède contre la solitude, et si c'est le cas, que se passe-t-il si notre corps est abîmé ou notre sexualité considérée comme déviante, si nous sommes malades ou sans beauté? La technologie peut-elle nous aider? Nous rapproche-t-elle ou nous piège-t-elle derrière des écrans?
Edward Hopper : House at Dusk, 1935.
Imaginez que vous êtes debout près d’une fenêtre le soir, au sixième ou au dix-septième ou au quarante-troisième étage d'un building. La ville apparaît comme un ensemble de cellules, une centaine de milliers de fenêtres dont certaines sont sombres et d’autres inondées de lumière verte ou blanche ou dorée. À l'intérieur, des étrangers vont-et-viennent, s’occupant de leurs affaires intimes. Vous pouvez les voir, mais vous ne pouvez pas les atteindre, et ainsi, ce phénomène urbain courant, disponible dans n'importe quelle ville du monde à tous les soirs, éveille, même chez l’individu le plus sociable, un sentiment de solitude, de par un mélange inconfortable de séparation et d'exposition.
Vous pouvez être seul n’importe où, mais il y a une saveur particulière à la solitude vécue en ville, entouré de millions de personnes. On pourrait penser que cet état est contraire à la vie urbaine, vu la présence d’une multitude d’humains, et pourtant la simple proximité physique ne suffit pas à dissiper le sentiment d'isolement intérieur. Il est possible – facile, même – de se sentir malheureux et laissé à soi-même tout en vivant côte à côte avec les autres. Les villes peuvent être des endroits solitaires, et cela étant admis, nous voyons que la solitude ne requiert pas nécessairement la solitude physique, mais plutôt la rareté ou l’absence de connexion, de proximité, de parenté : une incapacité, pour une raison ou une autre, de trouver autant d'intimité qu’on le souhaiterait. Être malheureux, comme dit le dictionnaire, résulte de l’absence de camaraderie. Guère étonnant, alors, qu’il puisse atteindre son apothéose dans une foule.
Que ressent-on quand est seul? C’est comme avoir faim; comme avoir faim quand tout le monde autour s'apprête à partager un festin. On se sent honteux et effrayé, et au fil du temps ces sentiments rayonnent vers l’extérieur, rendant la personne seule de plus en plus isolée, de plus en plus éloignée. Ça fait mal, comme les émotions savent le faire, et cela a également des conséquences physiques qui s’installent invisiblement, à l'intérieur des compartiments fermés du corps. Ce que j'essaie de dire, c’est que ça avance, froid comme de la glace et clair comme du verre, ça enferme et ça enveloppe.
La solitude est difficile à avouer; difficile aussi à catégoriser. Comme la dépression, qui s’y mêle souvent, la solitude peut s'enfoncer profondément dans le tissu d'une personne, faisant partie de son être comme avoir le rire facile ou les cheveux roux. Là encore, cela peut être transitoire, émerger en réaction aux circonstances externes, comme la solitude qui suit un deuil, une rupture ou des changements dans l’entourage social.
Comme la dépression, à l'instar de la mélancolie ou de l’agitation, la solitude est soumise à une pathologisation, à être considérée comme une maladie. On a dit emphatiquement que la solitude ne servait à rien... Je peux me tromper, mais je ne pense pas qu’une expérience qui fait partie du vécu de tant de gens puisse être totalement dépourvue de sens, de richesse et de valeur. La solitude pourrait vous mener vers une expérience de la réalité autrement inaccessible.
En certaines circonstances, être à l'extérieur, ne pas cadrer, peut être une source de satisfaction, même de plaisir. Il y a des sortes de solitude qui offrent un répit à l’isolement, un congé sinon une cure. Parfois quand je marchais, errant sous les étançons du pont Williamsburg ou suivant l'East River jusqu'à la structure argentée de l'ONU, je pouvais oublier ma tristesse, devenant au contraire aussi vaporeuse et sans frontières que le brouillard, dérivant agréablement sur les courants de la ville.
Je n'éprouvais pas ce sentiment quand j'étais dans mon appartement; seulement lorsque j'étais à l'extérieur, soit entièrement seule ou submergée dans une foule. Dans ces situations, je me sentais libérée du poids persistant de la solitude, de la sensation d’être de travers, de l'agitation autour de la stigmatisation, du jugement et de la visibilité. Mais il ne fallait pas grand chose pour briser l'illusion de l'oubli de soi, et revenir, non seulement à moi mais à l’atroce sentiment de manque trop familier.
Même si l’on a l’impression que la solitude est un fardeau personnel que personne d’autre ne peut vivre ou partager, c’est en réalité un état commun, hébergé par de nombreuses personnes. En fait, les études actuelles révèlent que plus du quart des adultes américains souffre de solitude, indépendamment de la race, de l'éducation et l'origine ethnique, alors que 45 % des adultes britanniques disent éprouver un sentiment de solitude souvent ou à l’occasion. Le mariage et les revenus élevés peuvent avoir un effet significatif, mais en vérité peu de gens sont absolument à l’abri d’un désir de connexion plus grand que celui qu’ils arrivent à satisfaire. Les solitaires : une bonne centaine de millions de personnes.
Guère étonnant que les peintures d’Edward Hopper (2) restent si populaires, et tellement reproduites. En lisant ses confessions, on commence à comprendre pourquoi son travail n'est pas seulement convaincant mais aussi réconfortant, surtout quand on regarde plusieurs tableaux ensembles. Il est vrai qu'il a peint, non pas une fois mais à maintes reprises, la solitude propre aux grandes villes où les possibilités de connexion échouent à répétition à cause du système de vie urbain déshumanisant. Mais n'a-t-il pas aussi peint la solitude elle-même comme une grande ville, la révélant comme un lieu démocratique partagé, habité, volontairement ou non, par beaucoup d'âmes?
Les personnages de Hopper sont souvent seuls ou en petits groupes de deux ou trois, et leurs postures semblent indiquer une certaine détresse. Mais ce n'est pas l’unique raison pour laquelle on associe son travail à la solitude. Il a également réussi à capter une partie de ce qu’on ressent dans l'étrange construction de ses dessins de la ville.
Edward Hopper : Nighthawks, 1942.
Le romancier Joyce Carol Oates disait que Nighthawks était «l’image romantique de la solitude américaine la plus poignante». On voit un casse-croûte le soir : un aquarium urbain, une cellule de verre. À l'intérieur, dans leur prison jaune, quatre personnages. Un couple, un serveur en uniforme blanc, et un homme assis faisant dos à la fenêtre. Personne ne parle. Personne ne regarde personne d'autre. Le casse-croûte est-il un refuge pour les solitaires, un lieu de secours? Le tableau sert-il à illustrer la déconnexion qui prolifère dans les villes?
Il n'y a pas de couleur qui exprime plus intensément l'aliénation urbaine, l'atomisation des humains à l'intérieur des édifices qu'ils créent, que cet affreux vert livide, qui a fait son entrée avec l'avènement de l'électricité, et qui est intimement liée à la ville nocturne, la ville des tours de verre, des bureaux vides illuminés et des enseignes au néon. […] Le casse-croûte est certainement un refuge, mais il n'y a pas d'entrée visible – aucun moyen d'entrer ni de sortir. Il y a une porte caricaturale de couleur ocre à l'arrière, menant peut-être à une cuisine crasseuse. Mais côté rue, la pièce est scellée : un aquarium urbain, une cellule de verre. […]
Ce que Hopper capture est à la fois magnifique et effrayant. Ses images ne sont pas sentimentales, mais il y met beaucoup de soin, d’attention... Comme si la solitude était quelque chose qui valait la peine d'être étudiée. De plus, c’est comme si se regarder était un antidote, un moyen de vaincre l’étrangeté de la solitude, d’exorciser le sortilège.
Le deuil est cousin de la solitude. Ils s'entrecroisent et se chevauchent, et il n'est donc pas étonnant qu'un travail de deuil puisse susciter un sentiment de solitude, de séparation. La mortalité est solitaire. L'existence physique est de par nature solitaire, coincée dans un corps qui avance inexorablement vers la décomposition, le rétrécissement, le dépérissement et la fracture. Puis, il y a la solitude du deuil, la solitude de l'amour perdu ou écorché, de l'absence d'une ou de plusieurs personnes, la solitude de l’endeuillé.
Il y a tellement de choses que l'art ne peut pas faire. Il ne peut pas ramener les morts à la vie, il ne peut pas réparer les conflits entre amis, ou guérir le sida, ni stopper la progression du changement climatique. Néanmoins, il possède certaines propriétés extraordinaires, un curieux pouvoir de négociation entre les gens, incluant des gens qui ne se rencontreront jamais mais qui pourtant s'infiltrent et enrichissent la vie des autres. Il peut créer de l'intimité; il a sa façon de guérir les blessures, et mieux encore de mettre en évidence que toutes les blessures n’ont pas besoin de guérison et que toutes les cicatrices ne sont pas vilaines.
Si j’ai l’air inflexible c'est parce que je parle par expérience personnelle. Lorsque je suis arrivée à New York j'étais en morceaux, et bien que ça semble pervers, j'ai récupéré mon intégrité non pas en rencontrant quelqu’un ou en tombant amoureuse, mais plutôt en composant avec les choses que d'autres personnes avaient faites, en apprivoisant lentement le concept que la solitude, la nostalgie, ne veut pas dire qu'on a échoué mais simplement qu'on est vivant.
Il y a un embourgeoisement qui s’installe dans les villes, et un embourgeoisement qui s’installe dans les émotions aussi, avec le même effet d'homogénéisation, de blanchiment, d’étouffement. Au milieu du clinquant capitaliste, on nous sert la notion que tous les sentiments difficiles – dépression, anxiété, solitude, rage – ne sont que la conséquence d’une chimie interne déréglée, d’un problème à régler, plutôt qu'une réaction à l'injustice structurelle de la société ou à la texture naturelle de l’incarnation, c’est-à-dire faire du temps dans un corps loué, avec toutes les peines et les frustrations que celle-ci comporte, tel que le disait si bien David Wojnarowicz.
Je ne crois pas que le remède à la solitude soit de rencontrer quelqu'un, en tout cas pas nécessairement. Je pense que nous avons besoin de deux choses : d’abord apprendre à se lier d’amitié avec soi-même puis comprendre que bien des choses qui semblent dépendre des individus proviennent en réalité de grands courants de stigmatisation et d'exclusion qui peuvent et devraient être combattus.
La solitude est personnelle, mais également politique. La solitude est collective; c'est une ville. Quant à la manière de l'habiter, il n'y a pas de règles, ni de raisons d’en avoir honte. Il suffit de se rappeler que la quête du bonheur individuel n’élimine pas nos obligations envers les autres. Nous sommes tous dans ce même bateau, cette accumulation de cicatrices, ce monde d'objets, ce paradis physique et temporaire qui prend si souvent le visage de l'enfer. Ce qui importe, c'est la bonté; ce qui importe, c'est la solidarité. Ce qui importe, c'est de rester alerte, de rester ouvert, parce que si nous avons appris quelque chose de ce qui s’est passé avant nous, c'est que le temps des sentiments ne durera pas.
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(1) About: http://olivialaing.co.uk/about
In The Trip to Echo Spring, On Writers and Drinking, Olivia Laing examines the link between creativity and alcohol through the work and lives of six extraordinary men: F. Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, Tennessee Williams, John Berryman, John Cheever and Raymond Carver.
As she travels from Cheever’s New York to Williams’ New Orleans, from Hemingway’s Key West to Carver’s Port Angeles, she pieces together a topographical map of alcoholism, from the horrors of addiction to the miraculous possibilities of recovery.
Beautiful, captivating and original, The Trip to Echo Spring strips away the myth of the alcoholic writer to reveal the terrible price creativity can exert.
To the River is the story of the Ouse, the Sussex river in which Virginia Woolf drowned in 1941. One midsummer week over sixty years later, Olivia Laing walked Woolf’s river from source to sea. The result is a passionate investigation into how history resides in a landscape – and how ghosts never quite leave the places they love.
(2) Edward Hopper, peintre inspiré par sa surdité
Et si le silence était à l'origine de l'œuvre d'Edward Hopper (1882-1967), de son monde solitaire tellement à part et de sa claustrophobie flagrante, de son goût jamais satisfait pour la lumière d'été et de son appel du grand large? Un Américain propose une interprétation inédite de sa mélancolie sourde. Selon le marchand d'art américain Bernard Danenberg, le grand peintre américain a puisé dans son handicap pour peindre la solitude dans la ville, dans le couple autiste, dans la nature immobile et ensoleillée. «Hopper était assis sur un banc dans un coin gris, je me suis assis près de lui et nous avons discuté. Il n'aimait pas être dans les lieux publics. Il me l'a dit et j'ai compris aussitôt pourquoi. J'ai découvert son sévère problème d'audition, une révélation qui m'a fait lire différemment sa peinture. Cette surdité partielle m'a depuis toujours paru sous-tendre le choix de ses sujets, les individus qui ne se regardent jamais, qui ne se parlent jamais. C'est une hypothèse plus sensée que la mésentente conjugale avec sa femme Jo, toujours mise en avant», expose le galeriste qui rencontra le grand peintre en 1964, alors âgé de 80 ans. (Le Figaro Culture, 2012)
L’idée est intéressante car il est très difficile de communiquer avec une personne atteinte de surdité, à moins de connaître la langue des signes. La surdité isole automatiquement, qu’on le veuille ou non. Alors peut-être qu’en effet Hopper exorcisait son esseulement en le peignant.
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