22 juillet 2016

Droit de satire – 2

L’application d’articles de lois antinomiques : un dilemme cornélien (1). – Selon Mike Ward, ne pas pouvoir se moquer des «intouchables» (élites, célébrités, gens de couleur, handicapés, gais, etc.) est une forme de discrimination car ce faisant on les exclue de la société en ne les traitant pas comme tout le monde. Il n’a pas tort, mais on peut faire rire le public sans injurier quiconque.

Ward a aussi affirmé que le numéro se voulait une satire des parents qui poussent tous azimuts les enfants à réaliser leurs rêves (ceux des enfants... ou ceux des parents?). Tous les rêves doivent-ils être concrétisés coûte que coûte? Ah mais, la mode est au quart d’heure de gloire pour tous, obtenu avec ou sans talent.

L’humoriste devrait-il tenir compte du degré de vulnérabilité des gens visées, sachant que les conséquences pourraient être dommageables? À chacun d’en juger. Et puis, encore une fois, si l’on n’aime pas un humoriste ou un quelconque performeur – Jérémy Gabriel ou Céline Dion ou X – on switch de canal ou de podcast voilà tout.

Résumé : Entre 2010 et 2013, dans son spectacle Mike Ward S’eXpose, l’humoriste s’est moqué de l’apparence de Jérémy et de son handicap (il est atteint du syndrome de Treacher Collins). Dans sa décision, le juge Scott Hughes a conclu que les blagues de Mike Ward avaient «outrepassé» les limites qu’une personne doit tolérer au nom de la liberté d’expression : «La discrimination dont Jérémy a été victime est injustifiée. Le fait que Jérémy soit connu du public [...] l’expose à être l’objet de commentaires et de blagues sur la place publique, mais cela ne saurait être interprété comme une renonciation à son droit au respect de son honneur, de sa réputation et de sa dignité», a expliqué le juge. Il n’a toutefois pas retenu l’argument de la famille voulant que les moqueries de Mike Ward aient pu nuire à la carrière de chanteur de Jérémy.

Je ne suis pas ferrée en droit, mais si je me fie aux articles de la Charte des droits cités par le juge, à la fois les demandeurs et le défendeur ont raison! Qu’aurait fait Salomon?

Extraits de l’argumentaire du juge Scott Hugues

Texte intégral :
https://fr.scribd.com/document/318871957/Jugement-de-la-Commission-des-droits-de-la-personne#from_embed


Photo : Jérémy Gabriel et ses parents (via le Journal de Montréal)

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE 
20 juillet 2016

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Partie demanderesse : Sylvie Gabriel, Steeve Lavoie et Jérémy Gabriel  
Partie défenderesse : Mike Ward

IV.  LE DROIT APPLICABLE

[70]  Le moyen de défense invoqué par monsieur Ward repose sur la liberté d’expression et sur le caractère artistique et humoristique de ses propos.

[71]  La Charte garantit la liberté d’expression à son article 3 :
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

[72]  L’alinéa 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés protège également cette liberté fondamentale :
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes
[...]
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
[...].

[73]  La liberté d’expression est protégée par les Chartes des droits «pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles». Elle est au cœur même de notre conception de la démocratie; «elle permet aux individus de s’émanciper, de créer et de s’informer, elle encourage la circulation d’idées nouvelles, elle autorise la critique de l’action étatique et favorise l’émergence de la vérité».

[74]  La garantie de la liberté d’expression revêt une large portée. Elle vaut «non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population». Elle «protège tout autant les propos recherchés que les remarques qui provoquent l’ire». Dès lors qu’une activité «transmet ou tente de transmettre une signification», elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de la garantie. Seul l’écrit ou le discours qui exprime la violence ou la menace de recourir à la violence est exclu, d’entrée de jeu, du champ d’activité par la liberté d’expression.

[75]  Cela dit, la Cour Suprême du Canada a reconnu à maintes reprises que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu et que des restrictions à cette liberté peuvent se justifier. La liberté d’expression «peut être limitée par d’autres droits propres à une société démocratique, dont le droit à la protection de la réputation», le droit au respect de l’honneur, le droit de la sauvegarde de la dignité et le droit de l’égalité.

[76]  Plusieurs conventions internationales reflètent ce besoin d’équilibre entre les droits fondamentaux. Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Canada est partie, assujettit l’exercice du droit à la liberté d’expression au respect de la réputation d’autrui. La Convention américaine relative aux droits de l’homme ainsi que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, contiennent des garanties similaires.

V. ANALYSE

A.  La présence de discrimination au sens des articles 4 et 10 de la Charte

[77]  C’est le plus souvent dans le contexte d’un recours en diffamation que les tribunaux sont appelés à établir un point d’équilibre entre la liberté d’expression et les autres droits fondamentaux. En l’espèce, conformément à son champ de compétence, le Tribunal est saisi d’un recours pour discrimination. La première étape de l’analyse consiste donc à déterminer si les plaignants ont été victimes de discrimination au sens de l’article 10 de la Charte.

[78]  Il y a discrimination au sens de l’article 10 de la Charte lorsque sont réunis les trois éléments suivants :
1. une distinction, exclusion ou préférence,
2. fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article de la Charte, et
3. qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à une pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne. 

[79]  C’est à la Commission qu’il incombe d’établir ces trois éléments selon la prépondérance des probabilités. Si le Tribunal parvient à la conclusion que la Commission a démontré que les plaignants ont été victimes de discrimination au sens de l’article 10 de la Charte, il lui faudra déterminer si l’atteinte à leur droit à l’égalité est justifiée par la liberté d’expression de monsieur Ward.

[80]  Il est par ailleurs bien établi qu’en matière de discrimination, une victime n’a pas à prouver l’intention de discriminer ou de porter préjudice, pas plus que l’auteur d’une discrimination ne peut se justifier en prouvant sa bonne foi ou ses bonnes intentions.

1.  Une distinction, exclusion ou préférence

[81]  Il a été prouvé que Jérémy a fait l’objet de propos de la part de monsieur Ward dans son spectacle «Mike Ward S’eXpose» ainsi que dans trois capsules diffusées sur le Web. Il a aussi été démontré que madame Gabriel a été visée personnellement par certains propos de monsieur Ward.

[82]  En exposant Jérémy et sa mère à la moquerie, monsieur Ward les a ainsi distingués ou différenciés dans le but de faire rire son auditoire.

2.  Fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 10 de la Charte

[83]  Les propos de monsieur Ward au sujet de Jérémy et de sa mère doivent être considérés dans leur contexte d’ensemble. Compte tenu de sa compétence en matière de discrimination, il est cependant nécessaire que le Tribunal identifie avec précision les propos de monsieur Ward qui sont liés à un motif de discrimination. Des propos pourraient être diffamatoires ou autrement fautifs sans que le Tribunal ait compétence pour les sanctionner.

[84]  La Commission soumet que les propos tenus par monsieur Ward au sujet de Jérémy sont «fondés» sur son handicap.

[97]  Le tribunal juge que les propos de monsieur Ward au sujet du handicap de Jérémy et de l’utilisation d’un moyen pour pallier son handicap ont porté atteinte, de façon discriminatoire, au droit de Jérémy au respect de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

[163]  Le Tribunal est convaincu que monsieur Ward ne pouvait ignorer les conséquences de ses blagues sur Jérémy. Une personne raisonnable ne peut d’ailleurs pas ignorer qu’un enfant handicapé sera profondément blessé qu’un humoriste connu fasse publiquement des blagues sur son handicap, notamment en affirmant qu’il est «lette» (2). De même, une personne raisonnable ne peut ignorer que la mère d’un enfant handicapé sera blessée que l’on insinue, même à la blague, qu’elle a préféré s’acheter une voiture sport plutôt que de payer une chirurgie à son enfant.

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(1) Dilemme cornélien : choix impossible entre deux valeurs tout aussi importantes et estimables l'une que l'autre. 

(2) Ou plutôt «laite» selon le Dictionnaire des injures québécoises : forme québécoise de laid.

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