L’application
d’articles de lois antinomiques : un dilemme cornélien (1). – Selon Mike Ward, ne pas pouvoir se
moquer des «intouchables» (élites, célébrités, gens de couleur, handicapés, gais, etc.)
est une forme de discrimination car ce faisant on les exclue de la société en ne les traitant pas comme tout le monde. Il
n’a pas tort, mais on peut faire rire le public sans injurier quiconque.
Ward a aussi affirmé que le numéro se voulait une satire
des parents qui poussent tous azimuts les enfants à réaliser leurs rêves (ceux
des enfants... ou ceux des parents?). Tous les rêves doivent-ils être concrétisés coûte que coûte? Ah mais, la mode est au quart d’heure de gloire pour tous, obtenu avec ou sans talent.
L’humoriste devrait-il tenir compte du degré de
vulnérabilité des gens visées, sachant que les conséquences pourraient être dommageables?
À chacun d’en juger. Et puis, encore une fois, si l’on n’aime pas un
humoriste ou un quelconque performeur – Jérémy Gabriel ou Céline Dion ou X – on
switch de canal ou de podcast voilà
tout.
Résumé :
Entre 2010 et 2013, dans son spectacle Mike
Ward S’eXpose, l’humoriste s’est moqué de l’apparence de Jérémy et de son
handicap (il est atteint du syndrome de Treacher Collins). Dans sa décision, le
juge Scott Hughes a conclu que les blagues de Mike Ward avaient «outrepassé»
les limites qu’une personne doit tolérer au nom de la liberté
d’expression : «La discrimination dont Jérémy a été victime est
injustifiée. Le fait que Jérémy soit connu du public [...] l’expose à être
l’objet de commentaires et de blagues sur la place publique, mais cela ne
saurait être interprété comme une renonciation à son droit au respect de son
honneur, de sa réputation et de sa dignité», a expliqué le juge. Il n’a
toutefois pas retenu l’argument de la famille voulant que les moqueries de Mike
Ward aient pu nuire à la carrière de chanteur de Jérémy.
Je ne suis pas ferrée en droit, mais si je me fie aux
articles de la Charte des droits cités par le juge, à la fois les demandeurs et
le défendeur ont raison! Qu’aurait fait Salomon?
Extraits de l’argumentaire du juge Scott Hugues
Texte intégral :
https://fr.scribd.com/document/318871957/Jugement-de-la-Commission-des-droits-de-la-personne#from_embed
Photo : Jérémy Gabriel et ses parents (via le
Journal de Montréal)
TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE
20 juillet 2016
Commission
des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Partie demanderesse : Sylvie Gabriel, Steeve
Lavoie et Jérémy Gabriel
Partie défenderesse : Mike Ward
IV. LE DROIT APPLICABLE
[70]
Le moyen de défense invoqué par monsieur Ward repose sur la liberté
d’expression et sur le caractère artistique et humoristique de ses propos.
[71]
La Charte garantit la liberté d’expression à son article 3 :
3. Toute personne est titulaire des libertés
fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la
liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et
la liberté d’association.
[72]
L’alinéa 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés protège
également cette liberté fondamentale :
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes
[...]
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et
d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de
communication;
[...].
[73]
La liberté d’expression est protégée par les Chartes des droits «pour
assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances,
en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires,
déplaisantes ou contestataires soient-elles». Elle est au cœur même de notre
conception de la démocratie; «elle permet aux individus de s’émanciper, de
créer et de s’informer, elle encourage la circulation d’idées nouvelles, elle
autorise la critique de l’action étatique et favorise l’émergence de la vérité».
[74]
La garantie de la liberté d’expression revêt une large portée. Elle vaut
«non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou
considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui
heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la
population». Elle «protège tout autant les propos recherchés que les remarques
qui provoquent l’ire». Dès lors qu’une activité «transmet ou tente de
transmettre une signification», elle a un contenu expressif et relève à
première vue du champ de la garantie. Seul l’écrit ou le discours qui
exprime la violence ou la menace de recourir à la violence est exclu, d’entrée
de jeu, du champ d’activité par la liberté d’expression.
[75]
Cela dit, la Cour Suprême du Canada a reconnu à maintes reprises que la
liberté d’expression n’est pas un droit absolu et que des restrictions à cette
liberté peuvent se justifier. La liberté d’expression «peut être limitée par
d’autres droits propres à une société démocratique, dont le droit à la
protection de la réputation», le droit au respect de l’honneur, le droit de la
sauvegarde de la dignité et le droit de l’égalité.
[76]
Plusieurs conventions internationales reflètent ce besoin d’équilibre
entre les droits fondamentaux. Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel
le Canada est partie, assujettit l’exercice du droit à la liberté d’expression
au respect de la réputation d’autrui. La Convention
américaine relative aux droits de l’homme ainsi que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, contiennent des garanties similaires.
V. ANALYSE
A. La présence de discrimination au sens des
articles 4 et 10 de la Charte
[77]
C’est le plus souvent dans le contexte d’un recours en diffamation que
les tribunaux sont appelés à établir un point d’équilibre entre la liberté
d’expression et les autres droits fondamentaux. En l’espèce, conformément à son
champ de compétence, le Tribunal est saisi d’un recours pour discrimination. La
première étape de l’analyse consiste donc à déterminer si les plaignants ont
été victimes de discrimination au sens de l’article 10 de la Charte.
[78]
Il y a discrimination au sens de l’article 10 de la Charte lorsque sont
réunis les trois éléments suivants :
1. une distinction, exclusion ou préférence,
2. fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article
de la Charte, et
3. qui a pour effet de détruire ou de compromettre
le droit à une pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit
ou d’une liberté de la personne.
[79]
C’est à la Commission qu’il incombe d’établir ces trois éléments selon
la prépondérance des probabilités. Si le Tribunal parvient à la conclusion que
la Commission a démontré que les plaignants ont été victimes de discrimination
au sens de l’article 10 de la Charte, il lui faudra déterminer si l’atteinte à
leur droit à l’égalité est justifiée par la liberté d’expression de monsieur
Ward.
[80]
Il est par ailleurs bien établi qu’en matière de discrimination, une
victime n’a pas à prouver l’intention de discriminer ou de porter préjudice,
pas plus que l’auteur d’une discrimination ne peut se justifier en prouvant sa
bonne foi ou ses bonnes intentions.
1. Une distinction, exclusion ou préférence
[81] Il a été prouvé que Jérémy a fait l’objet de
propos de la part de monsieur Ward dans son spectacle «Mike Ward S’eXpose»
ainsi que dans trois capsules diffusées sur le Web. Il a aussi été démontré que
madame Gabriel a été visée personnellement par certains propos de monsieur
Ward.
[82]
En exposant Jérémy et sa mère à la moquerie, monsieur Ward les a ainsi
distingués ou différenciés dans le but de faire rire son auditoire.
2. Fondée sur l’un des motifs énumérés à
l’article 10 de la Charte
[83]
Les propos de monsieur Ward au sujet de Jérémy et de sa mère doivent
être considérés dans leur contexte d’ensemble. Compte tenu de sa compétence en
matière de discrimination, il est cependant nécessaire que le Tribunal
identifie avec précision les propos de monsieur Ward qui sont liés à un motif
de discrimination. Des propos pourraient être diffamatoires ou autrement
fautifs sans que le Tribunal ait compétence pour les sanctionner.
[84]
La Commission soumet que les propos tenus par monsieur Ward au sujet de
Jérémy sont «fondés» sur son handicap.
[97]
Le tribunal juge que les propos de monsieur Ward au sujet du handicap de
Jérémy et de l’utilisation d’un moyen pour pallier son handicap ont porté
atteinte, de façon discriminatoire, au droit de Jérémy au respect de sa
dignité, de son honneur et de sa réputation.
[163]
Le Tribunal est convaincu que monsieur Ward ne pouvait ignorer les
conséquences de ses blagues sur Jérémy. Une personne raisonnable ne peut
d’ailleurs pas ignorer qu’un enfant handicapé sera profondément blessé qu’un
humoriste connu fasse publiquement des blagues sur son handicap, notamment en
affirmant qu’il est «lette» (2). De même, une personne raisonnable ne peut
ignorer que la mère d’un enfant handicapé sera blessée que l’on insinue, même à
la blague, qu’elle a préféré s’acheter une voiture sport plutôt que de payer
une chirurgie à son enfant.
---
(1) Dilemme
cornélien : choix impossible entre deux valeurs tout aussi importantes et
estimables l'une que l'autre.
(2) Ou plutôt «laite» selon le Dictionnaire des injures québécoises :
forme québécoise de laid.
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