3 septembre 2019

Sondage socio-écologique de Wendell Berry

Plusieurs climatosceptiques affirment que le but des écologistes est de détruire le capitalisme, le mode de vie occidental et entraver les libertés individuelles. Un représentant du réseau CFACT (Committee for Constructive Tomorrow), Marc Morano, concluait en parlant de la COP 21 : «Notre bataille n’est pas perdue – c’est juste de la bullshit – des engagements non contraignants qui ne changeront rien.»
   Le réseau répand l’idée (à coups de milliards de dollars d’investissement) que l’écologie «c’est de l’obscurantisme médiéval». Il propage aussi des croyances qu’aucune preuve scientifique ne corrobore. L'argumentaire est si stupide qu’il est difficile d’admettre que des gens intelligents puissent y adhérer... Le réseau, composé d’avocats, de lobbyistes, directeurs d’entreprises pétrolières, sénateurs, etc., offre des conférences d’information partout aux États-Unis et ailleurs dans le monde. De la propagande libertarienne à l’état pur qui marche, puisque la moitié des Américains nient la crise climatique. En 2016, Marc Morano a produit avec Mick Curran un documentaire virulent contre les environnementalistes, intitulé Climate Hustle pour promouvoir leurs propres croyances.

Les messages anti-corporatifs de Wendell Berry (1) s'enrouent parfois d’indignation, comme dans son poème «Questionnaire», qui imite un sondage auprès de consommateurs.

Le chemin de l'enfer moral est pavé d'auto-laxisme progressif. Sur la pente glissante du pillage mondialisé, ce poème est une poignante protestation contre la destruction et l'injustice qu’il encourt. Une parfaite description de l’individualisme néolibéral : «peu importe ce que mes objets coûtent en vies, souffrances et destruction et que j’aie les mains couvertes de sang, je les mérite!» Business is business.
  
[Traduction/maison – original en anglais à la fin]

QUESTIONNAIRE

1. Quelle quantité de poison êtes-vous prêt
à manger pour le succès du libre-échange
et du commerce mondial? S'il vous plaît
nommez vos poisons préférés.


2. Pour l’amour du ciel, à quel point
êtes-vous disposé à faire du mal?
Remplissez les espaces en blanc
avec les noms de vos actes de malveillance
et de haine préférés.

3. Quels sacrifices êtes-vous disposé à faire
pour la culture et la civilisation?
S’il vous plaît, énumérez les monuments, 
les sanctuaires, et les œuvres d'art 
que vous détruiriez volontiers.

4. Au nom du patriotisme et du drapeau,
quelle part de notre bien-aimée terre
êtes-vous prêt à profaner?
Énumérez dans les espaces en blanc
les montagnes, les rivières, les villes, les fermes
dont vous pourriez vous passer facilement.


5. Exposez brièvement les idées, les idéaux ou les espoirs,
les sources d'énergie, les systèmes de sécurité,
pour lesquels vous tueriez un enfant.
Nommez, s'il vous plaît, les enfants
que vous seriez prêt à tuer.

Wendell Berry, 1934-  (collection de poésie Leavings)

(1) Paysan, écrivain et poète, après des études d’anglais à l’Université du Kentucky, Wendell Berry enseigne la littérature et la création littéraire, à titre de professeur honoraire dans diverses universités du Kentucky, de New York et de la Californie, entre 1957 et 1965. En 1965, il retourne au Kentucky, à Port Royal, et s’établit sur la ferme qu’a occupée la famille depuis 1800. Il y cultive 125 acres selon des méthodes traditionnelles et biologiques, en n’utilisant que des chevaux. L'œuvre de Wendell Berry reflète ses préoccupations, centrées essentiellement sur l'agriculture et la communauté. On y retrouve son amour de la terre ainsi que ses valeurs familiales, communautaires, écologiques et humanistes. Tout en se faisant chronique et critique du déclin de la vie rurale en Amérique et de ce qu’il nomme le «désordre culturel» mondial, son œuvre porte aussi à la conscientisation, à l’attention, à la responsabilisation de l’individu et à l’harmonisation de la relation entre l’homme, sa nature et la nature. Profondément éthique, spirituelle, intime et pratique, l’œuvre de Wendell Berry porte essentiellement sur la santé du monde. (Wikipédia)

Peut-on vivre sans raison d’être?
Pierre Desjardins, philosophe

Notre situation dans l’univers est hallucinante! Pensons-y donc un instant : nous vivons sur une sphère gigantesque suspendue dans l’espace, une sphère de 12 756 kilomètres de diamètre qui, en 24 heures, tourne complètement sur elle-même et qui, de plus, se déplace autour du Soleil à la vitesse vertigineuse de 107 208 km/heure.
   Toutefois, malgré cette situation à la fois extraordinaire et, disons-le, quelque peu précaire, nous nous arrêtons très peu au sens que tout cela peut avoir. Nous penchons plutôt du côté de la beauté gratuite de la Terre et préférons tout simplement en jouir sans trop nous poser de questions.
   Pourtant, nous aussi sommes faits de matière terrestre, de la même matière qui peuple champs et forêts et qui, bien au-delà de la Terre, peuple également l’univers tout entier. Qu’avons-nous donc en commun avec cet univers étrange et pourquoi tenons-nous tant à y vivre, nous qui, sans le vouloir, nous retrouvons confinés dans ce lieu dont l’existence est, d’un point de vue rationnel, tout à fait absurde?
   Car, logiquement, nous n’avons pas plus de raisons d’exister que l’univers en a. Logiquement, nous devrions refuser cette vie truquée d’avance, comme disait si bien Albert Camus. Mais, visiblement, nous ne sommes pas très rationnels et préférons, sans trop savoir pourquoi, profiter aveuglément des plaisirs que nous offre la vie. Sentir le vent, voir le ciel, toucher son enfant, œuvrer avec passion, c’est cela, vivre, dira-t-on! Après tout, pourquoi devrions-nous nous passer des magnifiques plaisirs que la vie nous offre sur un plateau d’argent?
   Aussi, ce qui pourrait passer aux yeux de certains philosophes pour de l’insouciance ou de l’indifférence n’en est pas; bien au contraire, pareille attitude s’explique : en optant pour l’irrationnel, l’humain évite quelque chose qu’il ne peut endurer et supporter, soit le déplaisir de l’angoisse existentielle.
   Au non-sens du monde, l’humain refuse de céder ou de se replier sur lui-même et rétorque en vivant passionnément.
   C’est ainsi qu’à travers la jouissance du monde fabuleux qui nous entoure, ce que nous voyons ou entendons prend forme. La fleur qui se tourne vers le soleil devient le magnifique témoin de la richesse du soleil, de l’eau et de la terre qui la nourrit. L’oiseau qui virevolte dans l’air, le poisson qui s’ébat dans l’eau ou l’ours qui vagabonde sur la banquise en font tout autant. La Terre, à travers l’incroyable diversité chimique de ses composants, est à la fois le gage et le resplendissant écrin de toutes ces merveilles.


Toutefois, on ne peut représenter avec fierté quelque chose que l’on sait condamné d’avance. Que dirait-on, par exemple, d’un avocat qui accepterait de défendre un accusé dont la sentence de mort aurait déjà été prononcée? Or, n’est-ce pas exactement la situation dans laquelle l’humain se retrouve aujourd’hui?
   En cannibalisant la nature, nous sommes en train de détruire le fruit de 3,8 milliards d’années de vie sur Terre, fruit dont il ne restera bientôt plus grand-chose. Et bien que la Terre n’ait aucunement besoin du vivant pour exister (c’est elle qui a permis sa constitution et non l’inverse), sa présence active lui donne l’occasion de déployer sa prolifique somptuosité.
   Survivre à une nature ravagée replacerait l’humain sur une voie qu’il avait pourtant choisi d’éviter dès le départ : celle de se retrouver isolé, aux prises avec le déplaisir de l’angoisse existentielle dans un monde sans aucune autre vie que la sienne. Est-ce cela que nous voulons?
   Mutiler la Terre, c’est donc beaucoup plus que mettre en péril l’existence de l’humanité. C’est d’abord nier le sens ultime de notre existence comme témoin privilégié d’un environnement prodigieux. Vivre sans tenir compte de ce rôle, ce n’est déjà plus vivre, c’est tenter bêtement de survivre sans aucune raison d’être.

Source : OPINION La Presse+ 06/12/2015   


QUESTIONNAIRE
By Wendell Berry

1. How much poison are you willing
to eat for the success of the free
market and global trade? Please
name your preferred poisons.

2. For the sake of goodness, how much
evil are you willing to do?
Fill in the following blanks
with the names of your favorite
evils and acts of hatred.

3. What sacrifices are you prepared
to make for culture and civilization?
Please list the monuments, shrines,
and works of art you would
most willingly destroy.

4. In the name of patriotism and
the flag, how much of our beloved
land are you willing to desecrate?
List in the following spaces
the mountains, rivers, towns, farms
you could most readily do without.

5. State briefly the ideas, ideals, or hopes,
the energy sources, the kinds of security,
for which you would kill a child.
Name, please, the children whom
you would be willing to kill.

~~~
I prefer skin to anatomy, green grass
to buried rocks, terra firma to the view
from anywhere higher than a tree.
(Wendell Berry)

~~~
Best of any song
is a bird song
in the quiet, but first
you must have the quiet.
(Wendell Berry)

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