17 septembre 2018

«La liberté vis-à-vis de la force et du mensonge»

Lettre d’Anton Tchekhov à propos de la censure

Médecin et écrivain de talent, Anton Tchekhov (1860-1904) est l’un des plus célèbres écrivains russes de la fin du XIXe siècle. Dans la lettre suivante, Tchekhov écrit à Alexeï S. Souvorine, un éditeur et journaliste d’opinion influent, avec qui il avait sillonné l’Europe centrale au début des années 1890. L’allusion à la spoliation du morceau de terre peut venir des préoccupations de l’écrivain : à la date de cette lettre, Tchekhov vient d’acquérir un terrain à Yalta, en Crimée, sur lequel il s’apprête à faire construire sa fameuse «Datcha blanche».

Source image : http://www.my-chekhov.ru/ / Russian journalist and publisher A. S. Suvorin (1834-1912), Niva magazine, 1912 © Creative Commons

4 mars 1899

Comme partout, on parle beaucoup ici des désordres estudiantins et on s’indigne du mutisme des journaux. D’après les lettres en provenance de Saint-Pétersbourg, l’opinion est favorable aux étudiants. Vos lettres sur les désordres n’ont satisfait personne. Il ne peut en être autrement, car on ne peut porter des jugements dans la presse que si on peut toucher les choses du doigt.

L’État vous a interdit d’écrire, il interdit de dire la vérité. C’est de l’arbitraire. Or vous dissertez à ce propos d’une âme légère sur les droits et les prérogatives du gouvernement et c’est ce que j’ai du mal à admettre. Vous parlez du droit de l’État mais sans vous placer du point de vue du droit. Pour l’État, les droits et la justice sont les mêmes que pour toute personne juridique. Si l’État me retire à tort un morceau de terre, je m’adresse au tribunal qui me rétablit dans mes droits. Ne doit-il pas en aller de même quand l’État me donne des coups de cravache? Ne dois-je pas, en cas de violence de sa part, hurler à la violation de mes droits?

Le concept d’État doit être fondé sur des rapports juridiques définis. Dans le cas contraire, il n’est qu’un épouvantail, une inanité destinée à effrayer les imaginations... 


Photo : Marten Lange © Dreizackreisen. La Datcha blanche devenue Musée Tchekhov.   

Lettre à son collègue Plechtchéev  

Avec des œuvres dramatiques qui déchirent le voile des illusions, l’écrivain interroge la condition humaine dans ce qu’elle a de plus absurde et vain. Mais comme en témoigne cette lettre, le «chantre de la désespérance» qu’était Tchekhov gardait malgré tout une foi indéfectible en l’amour et la liberté.

4 octobre 1888

Je voudrais être un artiste libre [...]. Je hais le mensonge et la violence sous toutes ses formes et je trouve également répugnants les secrétaires du consistoire. [...] Le pharisaïsme, la stupidité et l’arbitraire ne règnent pas seulement dans la demeure des marchands et dans les mitards, je les vois dans la science, la littérature, parmi la jeunesse...

C’est pourquoi je n’ai de penchant particulier ni pour les gendarmes, ni pour les bouchers, ni pour les savants, ni pour les écrivains, ni pour les jeunes. Je tiens les étiquettes et les marques de fabriques pour des préjugés. Mon saint des saints, c’est le corps humain, la santé, l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et la liberté la plus absolue, la liberté vis-à-vis de la force et du mensonge, où qu’ils se manifestent.



J’ai bu une gorgée de vie
Emily Dickinson

J’ai bu une gorgée de vie
Savez-vous ce que j’ai payé
Le prix, ont-ils dit, du marché.

Ils m’ont pesée, grain par grain de poussière
Ont mis en balance pellicule contre pellicule,  
Puis m’ont donnée la valeur de mon Être
Une unique goutte de ciel.

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La nuit lave l’esprit
Mario Luzi

Ensuite, on est ici, tu le sais bien,
des files d’âmes au loin de la corniche,
l’une au bond prête, l’autre presque dans les chaînes.

Quelqu’un sur le feuillet de la mer
trace un signe de vie, inscrit un point.
De loin en loin, un goéland paraît.

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