Beaucoup de plaisir à
lire le manuscrit du roman Le premier
homme. «Il s’agit de l’œuvre à
laquelle il travaillait au moment de sa mort. Le manuscrit a été trouvé dans sa
sacoche, le 4 janvier 1960; 144 pages tracées au fil de la plume, parfois sans
points ni virgules, d’une écriture rapide, difficile à déchiffrer, jamais
retravaillée.» (Mot de l’éditeur, 1994)
Résumé
Le premier homme
Albert Camus
Collection Cahiers
Albert Camus (n° 7), Gallimard
Parution : 13-04-1994
«En somme, je vais
parler de ceux que j'aimais», écrit Albert Camus dans une note pour Le premier homme. Le projet de ce roman
auquel il travaillait au moment de sa mort était ambitieux. Il avait dit un
jour que les écrivains «gardent l'espoir de retrouver les secrets d'un art
universel qui, à force d'humilité et de maîtrise, ressusciterait enfin les
personnages dans leur chair et dans leur durée».
Il avait jeté les bases de ce qui serait le
récit de l'enfance de son «premier homme». Cette rédaction initiale a un
caractère autobiographique qui aurait sûrement disparu dans la version
définitive du roman. Mais c'est justement ce côté autobiographique qui est
précieux aujourd'hui.
Après avoir lu ces pages, on voit apparaître
les racines de ce qui fera la personnalité de Camus, sa sensibilité, la genèse
de sa pensée, les raisons de son engagement. Pourquoi, toute sa vie, il aura
voulu parler au nom de ceux à qui la parole est refusée.
Quelques
citations
Elle disait oui, c’était peut-être non, il fallait
remonter dans le temps à travers une mémoire enténébrée, rien n’était sûr. La
mémoire des pauvres déjà moins nourrie que celle des riches, elle a moins de
repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins
de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise. Bien sûr, il y a la
mémoire du cœur dont on dit qu’elle est la plus sûre, mais le cœur s’use à la
peine et au travail, il oublie plus vite sous le poids des fatigues. Le temps
perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il marque seulement
les traces vagues du chemin de la mort. Et puis, pour bien supporter, il ne
faut pas trop se souvenir, il fallait se tenir tout près des jours, heure après
heure [...]. (p. 93)
Tous trois avaient des salaires de misère qui
réunis, devaient faire vivre une famille de cinq personnes. La grand-mère gérait
l’argent du ménage, et c’est pourquoi la première chose qui frappa Jacques fut
son âpreté, non qu’elle fût avare, ou du moins elle l’était comme on est avare
de l’air qu’on respire et qui vous fait vivre. (p. 98)
L’entrée au lycée :
[...] puis il se précipitait à la fenêtre,
regardant son maître qui le saluait une dernière fois et qui le laissait
désormais seul, et, au lieu de la joie du succès, une immense peine d’enfant
lui tordait le cœur, comme s’il savait d’avance qu’il venait par ce succès d’être
arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde refermé sur lui-même
comme une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de
solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui n’était plus le sien, où
il ne pouvait croire que les maîtres fussent plus savants que celui-là dont le cœur
savait tout, et il devrait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir
un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours,
grandir et s’élever seul enfin, au prix le plus cher. (pp. 193, 194)
Les élèves complotèrent ensuite la mise à sac du
magasin et la destruction physique de son propriétaire, mais le fait est qu’ils
ne donnèrent aucune suite à leurs sombres projets, qu’ils cessèrent de
persécuter leur victime et qu’ils prirent l’habitude de passer benoîtement sur
le trottoir d’en face. «On s’est dégonflé, disait Jacques avec amertume. – Après
tout, lui répondit Pierre, nous étions dans notre tort. – Nous étions dans
notre tort et nous avons peur des coups.» Plus tard, il devait se souvenir de
cette histoire quand il comprit (vraiment) que les hommes font semblant de
respecter le droit et ne s’inclinent jamais que devant la force (lui comme les
autres). (p. 235)
Pierre, en huit ans de lycée, ne connut jamais la
retenue. Mais Jacques, trop remuant, trop vaniteux aussi, et il faisait donc l’imbécile
pour le plaisir de paraître, collectionnait les retenues. Il avait beau
expliquer à la grand-mère que les punitions concernaient la conduite, elle ne
pouvait faire la distinction entre la stupidité et la mauvaise conduite. Pour
elle, un bon élève était forcément vertueux et sage; de même, la vertu
conduisait tout droit à la science. C’est ainsi que les punitions du jeudi s’aggravaient,
les premières années du moins, des corrections du mercredi. (p. 257, 258)
Boulimie littéraire :
La manière dont le livre était imprimé renseignait
déjà le lecteur sur le plaisir qu’il allait en tirer. P. et J. n’aimaient pas
les compositions larges avec de grandes marges, où les auteurs et les lecteurs
raffinés se complaisent, mais les pages pleines de petits caractères courant le
long de lignes étroitement justifiées, remplies à ras bord de mots et de
phrases, comme ces énormes plats rustiques où l’on peut manger beaucoup et
longtemps sans jamais les épuiser et qui seuls peuvent apaiser certains énormes
appétits. Ils n’avaient que faire du raffinement, ils ne connaissaient rien et
voulaient tout savoir. Il importait peu que le livre fût mal écrit et grossièrement
composé, pourvu qu’il fût clairement écrit et plein de vie violente; ces
livres-là, et eux seuls, leur donnaient leur pâté de rêves, sur lesquels ils
pouvaient ensuite dormir lourdement.
Chaque
livre, en outre, avait une odeur particulière selon le papier où il était imprimé,
odeur fine, secrète, dans chaque cas, mais si singulière que J. aurait pu
distinguer les yeux fermés un livre de la collection Nelson des éditions
courantes que publiait alors Fasquelle. Et chacune de ces odeurs, avant même
que la lecture fût commencée, ravissait Jacques dans un autre univers plein de
promesses déjà [tenues] qui commençaient déjà d’obscurcir la
pièce où il se tenait, de supprimer le quartier lui-même et ses bruits, la
ville et le monde entier qui allait disparaître totalement aussitôt la lecture
commencée avec une avidité folle, exaltée, qui finissait par jeter l’enfant
dans une totale ivresse dont les ordres répétés n’arrivaient même pas à le
tirer. (p. 270)
Le chômage, qui n’était assuré par rien, était le mal
le plus redouté. Cela expliquait que ces ouvriers, chez Pierre comme chez
Jacques, qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des
hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions de travail, accusant
successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs, les Arabes et finalement
la terre entière de leur voler leur travail – attitude déconcertante
certainement pour les intellectuels qui font la théorie du prolétariat, et
pourtant fort humaine et bien excusable. Ce n’était pas la domination du monde
ou des privilèges d’argent et de loisir que ces nationalistes inattendus
disputaient aux autres nationalités, mais le privilège de la servitude. Le
travail dans ce quartier n’était pas une vertu, mais une nécessité qui, pour
faire vivre, conduisait à la mort.
Dans tous
les cas, et si dur que fût l’été d’Algérie, alors que les bateaux surchargés
emmenaient fonctionnaires et gens aisés se refaire dans le bon «air de France»
(et ceux qui en revenaient ramenaient de fabuleuses et incroyables descriptions
de prairies grasses où l’eau courait en plein mois d’août), les quartiers
pauvres ne changeaient strictement rien à leur vie et, loin de se vider à demi
comme les quartiers du centre, semblaient au contraire augmenter leur
population du fait que les enfants se déversaient en grand nombre dans les
rues. (p. 279)
Travail pendant
les vacances :
Mais les employeurs demandaient toujours que les
candidats eussent au moins quinze ans, et il était difficile de mentir sans
effronterie sur l’âge de Jacques qui n’était pas très grand pour ses treize
ans. D’autre part, les annonciers rêvaient toujours d’employés qui feraient
carrière chez eux. Les premiers à qui la grand-mère [...] présenta
Jacques le trouvèrent trop jeune ou bien refusèrent tout net d’engager un
employé pour deux mois. «Il n’y a qu’à dire que tu resteras, dit la grand-mère.
– Mais c’est pas vrai. – Ça ne fait rien. Ils te croiront.» Ce n’était pas cela
que Jacques voulait dire, et en vérité il ne s’inquiétait pas de savoir s’il
serait cru ou non. Mais il lui semblait que cette sorte de mensonge s’arrêterait
dans sa gorge. [...] Obscurément, il sentait qu’on ne
ment pas sur l’essentiel avec ceux qu’on aime, pour la raison qu’on ne pourrait
plus vivre avec eux alors ni les aimer. Les employeurs ne pouvaient connaître
de lui que ce qu’on leur disait, et ils ne le reconnaîtraient donc pas, le
mensonge serait total. (p. 285)
Il n’avait connu jusque-là que les richesses de la
pauvreté. Mais la chaleur, l’ennui, la fatigue lui révélaient sa malédiction,
celle du travail bête à pleurer dont la monotonie interminable parvient à
rendre en même temps les jours trop longs et la vie trop courte.
Chez le
courtier maritime, l’été fut plus agréable parce que les bureaux donnaient sur
le boulevard Front-de-mer et surtout parce qu’une partie du travail se passait
dans le port. Jacques devait en effet monter à bord des bateaux de toutes
nationalités qui relâchaient à Alger et que le courtier, un beau vieillard rose
aux cheveux bouclés, avait la charge de représenter auprès des diverses
administrations. [...] Derrière l’odeur de soleil et de poussière qui montait
des quais ou celle des ponts surchauffés dont le goudron fondait et où toutes
les ferrures brûlaient, Jacques reconnaissait l’odeur particulière de chaque
cargo. Ceux de Norvège sentaient le bois, ceux qui venaient de Dakar ou les
Brésiliens apportaient avec eux un parfum de café et d’épices, les Allemands
sentaient l’huile, les Anglais sentaient le fer. (pp. 292, 293)
V.V. Nous autres hommes et femmes de cette époque, de cette ville, dans ce pays, nous nous sommes étreints, repoussés, repris, séparés enfin. Mais pendant tout ce temps nous n'avons pas cessé de nous aider à vivre, avec cette merveilleuse complicité de ceux qui ont à lutter et à souffrir ensemble. Ah! c'est cela l'amour -- l'amour pour tous. (Annexes, Le premier homme Notes et plans; p. 342, 343)
V.V. Nous autres hommes et femmes de cette époque, de cette ville, dans ce pays, nous nous sommes étreints, repoussés, repris, séparés enfin. Mais pendant tout ce temps nous n'avons pas cessé de nous aider à vivre, avec cette merveilleuse complicité de ceux qui ont à lutter et à souffrir ensemble. Ah! c'est cela l'amour -- l'amour pour tous. (Annexes, Le premier homme Notes et plans; p. 342, 343)
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Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier,
je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : «Mère décédée.
Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C’était
peut-être hier. (Camus, L’étranger)
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L’étranger
Baudelaire
– Qui
aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton
frère?
–
Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
–
Tes amis?
–
Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour
inconnu.
– Ta
patrie?
– J’ignore
sous quelle latitude elle est située.
– La
beauté?
– Je
l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or?
– Je
le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh!
qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
– J’aime
les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux
nuages!
(Le Spleen
de Paris)
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