30 août 2021

Apprendre à vivre avec «ça»

«C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas?» (Le roi se meurt / Eugène Ionesco) 

Extrait de Nos bouddhas, Jean-François Nadeau / Le Devoir 30 août 2021 :

En cette fin d’été, je viens de lire le magnifique Il se fait tard, de Gilles Archambault. C’est lui, à vrai dire, qui m’a gentiment prévenu de cette parution, tout en me signalant en douce qu’il y parlait un peu de moi. Ce qu’il dit de lui, en tout cas, m’apparaît autrement plus intéressant. «Je me suis résigné, je ne cherche plus de sens à la bouffonnerie de vivre», écrit-il. Au crépuscule de sa vie, Archambault n’est pas de ceux qui sont à quêter leur postérité. Lucide, il regarde son existence comme on marche avec passion au bord d’un précipice, tout en observant la beauté du paysage. Il refuse, entre autres choses, de s’acheminer vers le néant de la mort escorté des flonflons de religions. Et c’est en cela aussi que, dans ce livre court, cet écrivain m’apparaît grand, une fois de plus. Certains, bien sûr, le trouveront déprimant. Ce le sera toujours moins, en tout cas, que de voir le Bloc québécois, tout comme les conservateurs, soutenir l’invraisemblable projet d’un troisième lien à Québec, au nom de leurs sacro-saintes élections.

https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/628311/nos-bouddhas


Avec son style pur et économe, Gilles Archambault relate sa carrière d’écrivain avec franchise et sans le moindre sentimentalisme. À travers l’auteur transparaît le père, l’amoureux, l’homme. Une réflexion habile sans joliesse inutile ni souci décoratif.

À l’instant de ma mort, je souhaite être seul. Tant mieux si je suis dans un transat, face à la mer. On imagine que von Aschenbach revoit sa vie en un instant, qu’il songe à la beauté qu’il a imparfaitement évoquée dans ses œuvres. Moi qui ne serais au mieux qu’un honnête artisan des mots, je souhaiterais au moment de mon entrée dans le néant revoir en un éclair des gestes de femme, les tiens, Lise, et entendre des voix d’enfants. Ce serait pour moi une mort presque convenable. Mais je serais seul. Ne pas me donner en spectacle. ~ G. A.

Gilles Archambault est né à Montréal en 1933. Réalisateur mais aussi animateur d’émissions sur le jazz et la littérature, il a travaillé à Radio-Canada de 1963 à 1992. Son émission Jazz soliloque fait aujourd’hui figure de référence dans le domaine. Il a aussi collaboré à différentes émissions de télévision ainsi qu’à deux longs métrages, dont l’un était l’adaptation de son roman La Fleur aux dents. Il a créé avec Jacques Brault et François Ricard les Éditions du Sentier qui ont existé de 1978 à 1986.

Auteur de plus de quarante livres, il a reçu en 1981 le plus grand prix littéraire du Québec, le prix Athanase-David, pour l’ensemble de son œuvre. En 1986, il a été lauréat du Prix littéraire du Gouverneur général du Canada pour son recueil de nouvelles L'Obsédante Obèse et autres agressions.

https://www.editionsboreal.qc.ca/

Tous les ouvrages de l’auteur

https://dusoleil.leslibraires.ca/ecrit-par/?ia=3088368&tri=plus-populaires&view=details

Citations du jour :

N’assumez rien. Remettez tout en question. Et commencez à réfléchir.

Dieu soit loué – meublé ou non meublé!  

28 août 2021

Les services gratuits que nous rendent les arbres

Le Brésil est en train de transformer sa part de forêt amazonienne en désert. Au Canada, d’ouest en est, nous avons coupé à blanc d’immenses pans de forêt, et nous continuons. L’ignorance aura notre peau!

Au Québec, on a déboisé pour construire des autoroutes et les border d’horribles centres commerciaux destinés à desservir les nouvelles banlieues de maisons familiales tout aussi horribles avec 2 ou 3 chicots immatures en façade sur leur terrain... 

De la même façon, on a déboisé Montréal pour construire des voies rapides, ériger des gratte-ciel, des parcs à condo, des industries et des raffineries. Que dire du REM? Pouah! Du béton, de l’asphalte et de la chaleur intense en été en voulez-vous, en v’là!

Et que dire du projet Royalmount qui achèvera de défigurer Montréal à tout jamais – bienvenue à Hongréal ... Véritable perturbateur artériel au cœur de Montréal, le projet Royalmount frappe par son clinquant architectural, beaucoup de béton-verre-métal anonyme et froid, aucun cachet, loin d’être accueillant et chaleureux. Un monstre énergivore (mais le Québec offre son électricité à rabais), un futur grand producteur de pollution lumineuse et de GES. Montréal devient une hideuse métropole de camelote et de faux prestige pour les riches immigrants et touristes étrangers. L’unique but est le profit, peu importe les coûts environnementaux et la non-acceptabilité sociale. Au Québec, ce sont les promoteurs qui décident où ils installeront leurs parcs immobiliers et industriels... L’extrême complaisance des municipalités et du gouvernement va totalement à l’encontre de la réduction des GES et du smog. Carbonleo n’a pas voulu révéler la liste des investisseurs étrangers liés au projet Royalmount. Comment se fait-il que nos décideurs ne nous protègent pas contre la mainmise – d’où qu’elle vienne? Ce laxisme sent les «enveloppes brunes».

https://situationplanetaire.blogspot.com/2019/01/projet-royalmount-de-montreal-hongreal.html

«Si vous continuez à tourner la terre en dérision, un beau jour, elle vous éclatera de rire au nez.» ~ Jacques Prévert

Ça fait longtemps qu’on a dépassé le point de non retour. Moi, ça me scie en deux, j’ai juste envie de pleurer...

Cependant, au cas où il y aurait encore des gens au Québec dans une dizaine d’années, plantons-leur des arbres! C’est le minimum qu’on puisse faire. Et même que ça nous servirait : les canicules seraient moins pénibles, car en ville, un arbre mature équivaut à 5 climatiseurs qui tournent pendant vingt heures. Faut l’faire!

Admirez ce superbe marronnier. J’adore le parfum de ses fleurs...

Si vous aimez les arbres, ce site est riche d’informations sur les «services gratuits» que nous rendent les arbres. ArboQuébec  https://arboquebec.com/importance

Les arbres ces miniclimatiseurs

Magdaline Boutros / Le Devoir, 4 novembre 2019

La présence d’un vaste couvert arborescent dans un quartier peut faire chuter la température de 4 à 5 degrés Celsius pendant une canicule.

C’est le résultat percutant auquel en est venue Carly Ziter, professeure de biologie à l’Université Concordia, aux termes de recherches menées dans la ville de Madison, dans le Wisconsin.

«On sait que les arbres rafraîchissent la température et qu’ils sont bons pour les villes, mais on voulait mesurer cet effet», explique la chercheuse. Pour ce faire, Carly Ziter a construit une petite station météorologique qu’elle a fixée à sa bicyclette. Elle s’est ensuite lancée à l’assaut des rues ombragées ou ensoleillées de Madison, une ville de 250 000 habitants du Midwest américain.

«On a découvert que les différences de température à l’intérieur même de la ville sont aussi étendues qu’entre la ville et la campagne environnante», explique la biologiste qui vient de publier, avec trois autres chercheurs, le résultat de ses recherches dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America.

Deux phénomènes permettent aux arbres de rafraîchir la température ambiante. Premièrement, les feuilles des arbres créent de l’ombre qui bloque les rayons du soleil, les empêchant d’imprégner la chaussée de chaleur.

Puis, les arbres produisent de l’évapotranspiration. «Les arbres absorbent de l’eau, la pompent et la relâchent de leurs feuilles sous forme de vapeur d’eau, un peu comme de petits climatiseurs», explique Carly Ziter.

Une fois une certaine proportion d’arbres atteinte dans un quartier, l’effet bénéfique sur la température s’accélère. «Lorsqu’il y a environ 40 % de couvert arborescent, c’est à partir de ce seuil que l’on perçoit le plus grand effet rafraîchissant», explique Carly Ziter. «Pour bénéficier pleinement de la baisse de température occasionnée par les arbres pendant une période de canicule, il faut donc avoir une grande couverture d’arbres.»

Et certains arbres sont plus propices à faire diminuer la température de l’air que d’autres. Les arbres larges parsemés de grandes feuilles — comme les érables et les chênes — ont ainsi une plus grande capacité à rafraîchir l’air.

Actuellement, l’indice de canopée à Montréal est d’environ 20 %. L’objectif est de le faire passer à 25 % d’ici 2025. Mais tous les quartiers n’en bénéficient pas également. «Les quartiers les plus riches ont plus d’arbres, davantage en santé, fait remarquer la chercheuse. Par exemple, la ville de Mont-Royal est un quartier très vert, alors que juste à côté, à Parc-Extension, un quartier plus pauvre, il y a beaucoup moins d’arbres et de parcs.»

Photo : Jean Gagnon / Creative Commons. Les quartiers montréalais plus aisés, comme la ville de Mont-Royal (sur notre photo), ont généralement plus d’arbres que leurs voisins plus pauvres. 

À l’objectif de planter plus d’arbres se greffe donc aussi celui de les planter de manière plus équitable pour que tous les citoyens aient accès de manière égalitaire aux bénéfices que procure la nature.

https://www.ledevoir.com/societe/transports-urbanisme/566247/les-arbres-ces-miniclimatiseurs

En ville, un arbre mature = 5 climatiseurs?

Les climatiseurs – pour celles et ceux qui en ont – fonctionnent à plein régime en cette semaine de canicule. Mais pourrions-nous atténuer les effets de la chaleur avec une solution, disons, plus naturelle? Oui. En plantant des arbres, par exemple.

Les 20 dernières années les plus chaudes l’ont été au cours des 22 dernières années, et la tendance devrait se poursuivre. Si les climatiseurs ont envahi de nombreux logements et la quasi-totalité des magasins, nous permettant de mieux supporter la chaleur, ils n’en restent pas moins très gourmands en énergie. Le phénomène touche particulièrement les zones urbaines qui, en gagnant toujours plus de terrain, ont troqué les arbres pour le bitume. Le problème, c’est que moins de végétation dans les villes contribue à créer des effets d’îlots de chaleur urbainsles bâtiments et les trottoirs absorbent la chaleur du soleil, puis la rediffusent. En conséquence, il n’est pas rare d’enregistrer des températures bien supérieures dans les villes que dans les campagnes. Jusqu’à 10/12 degrés Celsius, parfois.

Nous savons que la tendance va se poursuivre. D’ici 2050, les moyennes devraient prendre au moins un degré supplémentaire. Beaucoup plus dans les villes. L’offre en électricité étant limitée, peut-être devrions-nous trouver un autre moyen de nous rafraîchir ? En ce sens, tous les regards se tournent vers les arbres.

Ces végétaux peuvent en effet réduire la température de l’air en bloquant la lumière du soleil. Mais surtout, les arbres transpirent par leurs feuilles et, en ce sens ils se présentent comme de véritables climatiseurs naturels. Pour vous donner un ordre d’idée, un arbre mature peut évaporer jusqu’à 450 litres d’eau, soit l’équivalent de cinq climatiseurs qui tourneraient pendant vingt heures. Notez également que plus la surface des feuilles est importante, plus la température de l’air ambiant baisse.

Si l’on prend en compte ces considérations, il ne fait alors aucun doute que les arbres joueront en effet un rôle de plus en plus important à l’avenir dans une urbanisation qui se veut toujours plus résistante aux températures extrêmes.

Il y a, bien sûr, d’autres avantages à planter des arbres en milieu urbain. Les arbres à feuilles caduques, par exemple, en plus de bloquer la lumière du soleil en été, permettent à cette dernière d’atteindre et de réchauffer les bâtiments en hiver. Par leur simple prestance et leurs couleurs, les arbres sont également de véritables antidépresseurs. Ils permettent également de piéger la poussière, bloquer les vents, et fournissent un habitat et de la nourriture à de nombreux insectes et oiseaux.

En bref, nous plantons des arbres principalement pour leur beauté, mais n’hésitons pas à leur accorder l’importance qu’ils méritent. Si nous souhaitons vivre dans le monde qui sera le nôtre dans quelques années, nous devons alors dès aujourd’hui nous appuyer sur ces poumons de la nature.

Source : Brice Louvet, SciencePost, 2019

16 août 2021

«Quand la nature aura passé, l’homme la suivra.» ~ Roger Heim

L’environnement ce grand oublié – y aura-t-il un seul candidat qui prendra son parti?

Michael Parenti, historien, politologue et critique culturel américain :

Les implications écologistes pour le capitalisme sont trop importantes pour que le capitaliste puisse les envisager. [Les ploutocrates] sont plus attachés à leur richesse qu'à la Terre sur laquelle ils vivent, plus préoccupés par le sort de leur fortune que par celui de l'humanité. La crise écologique actuelle a été créée par une minorité d’individus au détriment du plus grand nombre. En d'autres termes, la lutte pour l'environnementalisme fait partie de la lutte des classes elle-même, un fait qui semble avoir échappé à de nombreux écologistes mais qui est bien compris par les ploutocrates – c'est pourquoi ils ne se privent pas de ridiculiser et de dénoncer les ‘éco-terroristes’ et les ‘protecteurs des arbres‘. 

L’âge de la stupidité : Pourquoi ne nous-sommes pas sauvés tandis que nous le pouvions encore? ou Pourquoi n'avons-nous pas empêché le changement climatique tandis que nous le pouvions? [The Age of Stupid – Why didn’t we save ourselves when we had the chance?]

Albert Camus (Carnets I, II, II; mai 1935 – février 1942) :

Chaque fois que j'entends un discours politique ou que je lis ceux qui nous dirigent, je suis effrayé depuis des années de n'entendre rien qui rende un son humain. Ce sont toujours les mêmes mots qui disent les mêmes mensonges. Et que les hommes s'en accommodent, que la colère du peuple n'ait pas encore brisé les fantoches, j'y vois la preuve que les hommes n'accordent aucune importance à leur gouvernement et qu'ils jouent, vraiment oui, qu'ils jouent avec toute une partie de leur vie et de leurs intérêts soi-disant vitaux.

La politique et le sort des hommes sont formés par des hommes sans idéal et sans grandeur. Ceux qui ont une grandeur en eux ne font pas de politique. Ainsi de tout.

L'esprit révolutionnaire est tout entier dans une protestation de l'homme contre la condition de l'homme. ... C'est une revendication de l'homme contre son destin dont tyrans et guignols bourgeois ne sont que des prétextes.

Il est ahurissant de voir la facilité avec laquelle s’écroule la dignité de certains êtres. À la réflexion, cela est normal puisque la dignité en question n'est maintenue chez eux que par d'incessants efforts contre leur propre nature.

8 août 2021

Serge Bouchard sur la peur et le doute

Oui, les peurs peuvent-être de formidables outils de protection, de survie et de progression. Si les peurs deviennent des phobies il faut cependant s’en inquiéter car elles peuvent nous empêcher de vivre.

Photo : Katarzyna Bialasiewicz

Source : Un café avec Marie / Serge Bouchard / Éditions du Boréal 2021

La peur est notre bonne amie (p. 115-117) 

La peur remonte à la nuit des temps, une nuit noire, bien entendu. La peur du noir fut la première de toutes les peurs; il a fallu allumer un feu pour éloigner les bêtes, mais aussi pour faire de la chaleur et de la lumière. L’humain est une créature vulnérable, un animal frissonnant qui passe son temps à avoir la chair de poule. Il est très mal équipé pour affronter quoi que ce soit; apeuré dès sa venue au monde, il a absolument besoin de se réunir avec ses semblables autour d’un feu pour s’éclairer, se réchauffer, mais surtout se rassurer. Le foyer est l’essence même de notre sécurité, il n’est rien comme d’observer attentivement une flamme pour rêver et méditer. Cette lumière fait un cercle, un halo. Ce cercle fera une clairière, une éclaircie où l’herbe est courte, une surface sans fardoches pour mieux voir venir le prédateur. Du gazon, en somme. À l’intérieur de ce cercle, chacun pourra dormir sur ses deux oreilles, pendant que les autres veillent. Il y aura une sentinelle, un vigile, le cas échéant une police.

Cette peur primale nous habite encore aujourd’hui, elle nous a toujours accompagnés sans que nous soyons jamais parvenus à nous en défaire. D’ailleurs, est-ce possible? La peur du noir est devenue la peur de l’inconnu, la peur du crépuscule, celle du vent, celle du voisin. C’est la peur en général, l’indéfinissable crainte d’un ciel qui pourrait nous tomber sur la tête, c’est bel et bien cette indicible peur qui a fait notre monde. C’est à cause d’elle que nous vivons en société. Mais nous ne sommes pas sortis du noir : la société qui nous rassure est aussi celle qui nous fait peur. La famille des humains, c’est un tas de peurs mises ensemble. Peur du loup, peur de l’autre, de l’étranger, du barbare, du sauvage, peur de l’eau, des éclairs et du tonnerre, du vide et des monstres, peur des chiens, des brigands, peur de Dieu, du Diable, de la mort, de la maladie, des serpents et des accidents. Peur de la solitude, peur de manquer de nourriture, de manquer d’argent, de manquer d’air, peur de perdre, peur de se perdre. On peut aller jusqu’à avoir peur de soi-même...

Pour avoir vécu dans la crainte du Dieu catholique, nous avons bien connu l’industrie des indulgences. La faute nous guettait, nous avions peur de nous faire chicaner, peur de nous faire condamner, peur d’aller en enfer. Mais aujourd’hui, le technocrate remplace le prêtre. Le moraliste néolibéral nous chicane : vous n’avez pas mis assez d’argent de côté, vous ne savez pas calculer, vous n’êtes pas assez prévoyants, pas assez protégés. Le politique sait se servir à bon escient de tout capital de peur. Car il n’est rien comme la peur pour gouverner en paix. Le président, le roi, le premier ministre vous diront : les méchants nous menacent, la pauvreté nous guette, nous courons au désastre, à la faillite, au déficit, à la pénurie, ci ce n’est pas à la famine, l’ennemi est à nos portes, mais moi, le chef du Parti du repos de l’esprit, je vous assure que je vais régler tout cela et vous protéger contre le Mal et la souffrance, car je suis sans peur et sans reproche. Le jeu de la peur est le jeu le plus ancien, il a bâti des empires, des royaumes. Il assure aujourd’hui le pouvoir.

La Cité-État avait des remparts, comme les châteaux des murs. Il est même un empire, la Chine, qui eut l’idée de construire un mur monumental. Pour vaincre la peur, nous rentrons à l’intérieur des mures et relevons le pont-levis. Barrons les portes! Le monde moderne est de plus en plus obsédé de sécurité et nous avons plus peur que jamais. Nous avons même peur du calme, de la paix. Tout cela est devenu une industrie, un champ économique : l’industrie de la protection, de l’assurance, de la surveillance. Nous sommes une clientèle désespérée et nous payons nos primes. Cela s’appelle justement une «couverture». Comme Linus, le petit personnage de Charlie Brown, nous avons tous besoin d’une doudou.

J’ai toujours eu une peur bleue de l’avion, mais je me suis embarqué des centaines de fois par tous les temps et j’ai volé dans tous les types d’appareils imaginables. Jeune, j’avais peur de parler en public et je suis devenu parleur compulsif professionnel. J’avais peur des rondelles et j’ai été gardien de but. J’ai toujours eu peur de la page blanche et je suis devenu écrivain. J’ai eu peur de la vie et j’ai beaucoup vécu.

Finalement alliée, finalement amie, durant la longueur de toute une vie, la peur aura toujours été notre fidèle compagne. Elle s’envolera avec notre âme. Car, soyons-en assurés, les morts n’ont plus peur du noir, ils n’ont plus peur de vivre, encore moins de mourir.

~~~

J’adore les questions énumérées par notre regretté Serge Bouchard (anthropologue, essayiste et animateur de radio; 1947-2021). Je suis certaine qu’il y en a certaines qui vous tourmentent de temps en temps...

Permis de douter (p. 120-123) 

En introduction, Serge Bouchard raconte un accident de moto qui a fait deux morts. Après être sorti du bouchon, à un moment donné, il se fait dépasser par un motocycliste qui roule à toute vitesse sur la route très sinueuse et dangereuse :

[...] Quelle Assurance! Quelle certitude! Quelle confiance en soi! Il est sûr que l’accident de l’autre ne sera jamais le sien, puisqu’il est certain de son fait. ... Il passe à cent à l’heure devant les petites croix et les petits bouquets de fleurs en plastique accrochés aux glissières de la route, là où sont morts d’autres jeunes trop sûrs d’eux, commémorations sinistres de la bêtise humaine.

Il faut croire, et le dire à nos enfants, que le permis de conduire est d’abord un permis de douter, douter des autres, douter de soi, douter de ses freins, de l’asphalte, de ses pneus, de sa vitesse, puis rouler quand même en ayant conscience des risques. Le doute est une source d’apprentissage. Tandis que l’ignorance du danger est de l’ignorance tout court, et que celle-là ne nous enseigne rien. ...

* * *

Oui, il y a de quoi se poser des questions. Savons-nous ce qui nous attend? Passerons-nous l’hiver? Les Canadiens feront-ils les séries éliminatoires? Le ciel nous tombera-t-il sur la tête? Les versions officielles sont-elles des vérités ou ne seraient-elles pas plutôt des versions officielles? La facture d’Hydro-Québec est-elle vraiment conforme à notre consommation d’électricité? Dieu existe-t-il Et tant qu’à y être, les flammes de l’enfer sont-elles réelles ou ne sont-elles qu’une image inventée pour effrayer le monde? Les médicaments causent-ils plus d’effets secondaires maléfiques que d’effets primaires bénéfiques? Est-il vrai que les pipelines sont absolument sécuritaires? Que l’eau traitée est vraiment propre? Est-il certain que les Canadiens et les Canadiennes ne se préoccupent que de création d’emplois et de baisse d’impôts? Vivons-nous vraiment plus vieux aujourd’hui qu’autrefois? Sommes-nous scandaleusement riches? Sommes-nous une société pauvre? Y a-t-il vraiment des coupes à Radio-Canada ou bien s’agit-il d’une faiblesse chronique de la cote d’écoute qui justifie le désinvestissement de l’État? Faut-il obligatoirement réduire les dépenses en éducation? Les programmes scolaires sont-ils parfaitement conformes à la mission de l’école? L’État contrôle-t-il vraiment tous les postes de dépense du trésor public? Est-il vrai que les colibris voyagent sur le dos des outardes pour aller dans le sud en hiver? Est-ce vrai que les bananes mûres font pourrir les autres fruits dans le plateau? Est-ce vrai que déverser huit milliards de litres d’eaux d’égout directement dans le fleuve pendant sept jours aura peu d’impacts sur l’environnement?

Les années passent et l’ombre de mes doutes ne cesse de grandir. Ce beau temps va-t-il durer? M’aimes-tu? M’aimes-tu vraiment? Être ou ne pas être, voilà la question! Louis Riel était-il fou? Suis-je protégé contre la foudre? Je vote pour ce menteur ou ce fabulateur? Va-t-on vaincre le vieillissement avant que je devienne vieux? Le chou frisé est-il vraiment efficace pour prévenir le cancer? Est-il vrai que les hommes chauves ont plus d’attributs virils  que la moyenne? Qui sommes-nous? La présidence d’Obama a-t-elle été exceptionnelle sur le plan de l’économie, ou bien catastrophique? Dans un monde où tout se dit et son contraire, où les études scientifiques sont des arguments de vente, où les intérêts corporatistes priment sur tout, que croire, qui croire, comment croire? Même quand nous avions Dieu, nous avions des crises de foi, nous doutions. Imaginez aujourd’hui. Est-il vrai que nous sommes incapables de développer un moteur qui ne fonctionne pas au pétrole? Doit-on croire qu’il est absolument impossible de pénaliser les gens et les entreprises qui pratiquent l’évasion fiscale? Nos enfants profitent-ils de la révolution numérique? Un chauve qui mange du chou frisé peut-il vaincre le vieillissement? Qui a tué John F. Kennedy?

Photo : depositphotos.com

Heureux qui ne doute de rien. Car justement, celui qui ne doute de rien ne se doute de rien. Il va sans peur, assuré de sa belle assurance. L’être certain de son fait ne posera jamais de questions, car il ne se pose pas de questions. Le monde est comme on le dit, comme on le chiffre, comme on le rapporte. Je ne doute pas de ce que je vois. Je ne doute même pas de l’intangible et de l’invisible. L’absence de doute conduit au simplisme, à l’impudence de l’esprit, tandis que le génie du consiste à survivre aux pièges des apparences et au régime des idées toutes faites. Disons ceci : le doute est inhérent à la pensée. Il est notre défense en face de la mauvaise foi des baratineurs politiques et historiques. Le doute raisonnable est sain, il doit être cultivé.

Le doute déraisonnable, par contre, se transforme en maladie. Car, à force de douter de tout, il devient possible de ne plus croire à rien, de ne plus prêter foi à rien, hormis à une théorie universelle des complots en tous genres. Ce doute malade est en fait une certitude à l’envers. Je suis certain que les Américains ne sont jamais allés sur la lune. C’est la CIA qui a orchestré le 11 septembre, le président Obama est musulman : rien n’arrête des sceptiques compulsifs. Il y a un shérif en Oregon qui croit que les tueries dans les écoles sont organisées par les ennemis de la National Rifle Association.

Il vient un point où le doute n’est plus possible et où une grande certitude s’impose : cela existe, la pauvreté intellectuelle.