Contradictions
Esther Granek
Ils
cohabitent en moi.
Se battent
sans qu’on le voie :
Le passé le
présent
Le futur et
maintenant
L’illusion et
le vrai
Le maussade
et le gai
La bêtise la
raison
Et les oui et
les non
L’amour de ma
personne
Les dégoûts
qu’elle me donne
Les façades
qu’on se fait
Et ce qui
derrière est
Et les peurs
qu’on avale
Les courages
qu’on étale
Les envies de
dire zut
Et les besoins
de lutte
Et l’humain
et la bête
Et le ventre
et la tête
Les sens et
la vertu
Le caché et
le nu
L’aimable et
le sévère
Le prude et
le vulgaire
Le parleur et
le taiseux
Le brave et
le peureux
Et le fier et
le veule...
Pour tout ça
je suis seul.
Ballades et réflexions à ma façon, 1978
Didier Érasme
disait aussi : «Le sage se réfugie dans les livres des Anciens et n'y
apprend que de froides abstractions; le
fou, en abordant les réalités et les périls, acquiert à mon avis le vrai bon
sens.» (Éloge de la folie)
Sur l’état de contradiction
Krishnamurti
La première et dernière LIBERTÉ
Stock 1954
(p. 75/80)
Nous voyons
des contradictions partout en nous et autour de nous; et pace que nous sommes
plongés dans la contradiction, il n’y a de paix ni en nous, ni, par conséquent,
dans le monde. Nous nous trouvons dans un perpétuel état de négation et
d’affirmation entre ce que nous «voulons» être et ce que nous «sommes». Cet
état n’engendre que des conflits,
lesquels – c’est un fait simple et évident – ne se résoudront jamais par une
paix. Et nous devons nous garder de traduire cette contradiction intérieure
dans les termes d’un dualisme philosophique,
car ce serait là une évasion bien facile : en expliquant que cette
contradiction est un état de dualité, nous penserions l’avoir comprise, ce qui
ne serait évidemment qu’une convention, une voie offerte à la fuite hors du
réel.
Or, qu’entendons-nous par conflit et
contradiction, et pourquoi existe en nous cette lutte perpétuelle pour être
autre chose que ce que nous sommes? Je suis «ceci» et veux devenir «cela».
Cette contradiction est un fait et non une dualité métaphysique. La métaphysique
ne nous aide en aucune façon à comprendre ce qui «est». L’on peut discuter sur
le dualisme ou même sur son existence; mais de quelle valeur seraient ces
discussions, si n’affrontons pas la contradiction qui, en nous, oppose des
désirs, des intérêts, des poursuites? Je veux être vertueux et ne peux pas
l’être, etc. C’est en nous que ces oppositions doivent être comprises, car
elles provoquent des conflits; et les conflits, les luttes, nous empêchent
d’être dans un état d’individualité créatrice. La contradiction est une
destruction, un gâchis. En cet état, nous ne pouvons rien produire que des
antagonismes, de l’amertume et un surcroît de souffrance. Si nous parvenons à
comprendre cela pleinement, donc à nous affranchir de l’état de contradiction,
une paix intérieure peut surgir, qui créera l’entente entre nous et les autres.
[...] Pourquoi éprouvons-nous tant de désirs
contradictoires? Je ne sais pas si vous êtes conscients de cette contradiction
intérieure, de ce vouloir et de ce non-vouloir. Il s’agit d’une chose simple et
normale; il n’y a rien là d’extraordinaire. La contradiction est un fait.
N’implique-t-elle pas un état non permanent auquel vient s’opposer un autre
état également transitoire?
Je m’imagine avoir un désir permanent; je
pose en moi l’idée d’un désir permanent, et un autre surgit qui le contredit;
cette contradiction engendre un conflit, un désordre épuisant dû au fait que
deux désirs se nient mutuellement, dont les poursuites cherchent, l’une et
l’autre à prendre le dessus. Mais «un désir permanent» est-ce que cela existe?
Non. Je désire avoir une situation; je la désire comme moyen d’atteindre le
bonheur; et lorsque je l’obtiens, je suis insatisfait. Je veux devenir le directeur, puis le propriétaire, et ainsi
de suite. [...]
Ce
perpétuel devenir, ce parvenir à un état succédant à un autre engendre une
contradiction. Alors pourquoi ne pas admettre que notre vie ne comporte pas un
désir permanent mais est faite d’une suite de désirs fugitifs, s’opposant l’un
l’autre? Si je considère la vie non comme un désir permanent mais comme une
succession de désirs temporaires qui changent tout le temps, il n’y a plus de
contradiction.
La contradiction n’existe que lorsque
l’esprit a un point fixe de désir, c’est-à-dire qu’au lieu de considérer tous
les désirs comme étant mouvants, transitoires, il s’empare de l’un d’eux et en
fait une aspiration permanente. Alors il y a contradiction aussitôt que surgit
un autre désir. Mais tous les désirs sont perpétuellement en mouvement; il n’y
a pas de fixation du désir, pas de point auquel il se fixe; c’est l’esprit qui
établit ce point parce qu’il se sert de tout pour parvenir à quelque chose,
pour obtenir quelque chose et en cette notion de «parvenir» il y a
nécessairement contradiction et conflit. [...]
En abordant les faits tels qu’ils sont, nous
voyons que la cause de la contradiction en chacun de nous est notre désir de
devenir quelque chose : soit de réussir dans le monde extérieur, de
parvenir à un résultat. Or tant que nous pensons en termes de durée, en
fonction du temps, la contradiction est inévitable. Après tout, notre esprit
est le produit du temps. La pensée est basée sur le «hier», sur le passé; et
tant qu’elle fonctionne dans le champ du temps et que nous pensons à un avenir,
à un devenir, à un accomplissement, la contradiction est inévitable parce que
nous sommes incapables d’affronter exactement ce qui «est». Ce n’est qu’en nous
rendant compte de ce qui «est», en le comprenant, sans rien choisir, que nous
pouvons nous libérer de ce facteur désintégrant qu’est la contradiction.
Il est donc essentiel de comprendre la
totalité de notre processus de pensée, car c’est là que nous trouvons la
contradiction. [...]
[...] En général, nous ne sommes pas
conscients de cette contradiction; ou si nous le sommes, nous ne la voyons pas
sous son vrai jour; au contraire, elle agit comme un stimulant, car ce
frottement, cette résistance nous donne un sens de vitalité. C’est pour cela
que nous aimons la guerre, c’est pour cela que nous prenons plaisir aux
batailles des frustrations. Le but que recherche notre désir de sécurité
psychologique, en créant en nous une contradiction, empêche nos esprits d’être
tranquilles. Et un esprit calme est essentiel pour comprendre la pleine
signification de la vie. La pensée ne peut jamais être tranquille; la pensée,
qui est le produit du temps, ne peut jamais trouver l’intemporel, ne peut pas
connaître ce qui est au-delà du temps. La nature même de notre pensée est
contradiction, parce que nous pensons toujours en termes de passé ou de futur;
nous n’avons donc jamais la pleine perception du présent.
Être pleinement conscient du présent est une
tâche extraordinairement difficile parce que l’esprit est incapable de faire
face à un directement sans illusion. La pensée est le produit du temps et ne
peut par conséquent fonctionner qu’en termes de passé et de futur; elle ne peut
être complètement consciente d’un fait vécu dans le présent. Tant que la pensée
– qui est le produit du passé – essaie d’éliminer la contradiction et ses
problèmes, elle ne fait que poursuivre un résultat, chercher à réaliser un but,
et une telle pensée ne peut qu’intensifier la contradiction, dont aussi les
conflits, les souffrances et la confusion en nous et conséquemment autour de
nous.
Pour être affranchi de la contradiction,
l’on doit être conscient du présent, sans rien choisir. Et en effet, peut-il
être question de choix lorsqu’on est mis en face d’un fait? Mais la
compréhension du fait est rendue impossible tant que la pensée essaye d’agir
sur lui en fonction d’un devenir, de changements, de modifications. La
connaissance de soi est le début de la compréhension; sans cette connaissance,
les contradictions et les conflits existeront toujours. Et pour connaître le
processus total de soi l’on n’a besoin d’aucun expert, d’aucune autorité. La
soumission à l’autorité n’engendre que la crainte. Aucun expert, aucun
spécialiste, ne peut nous montrer comment comprendre le processus de notre moi.
Chacun doit s’étudier par lui-même. Nous pouvons mutuellement nous aider en en
parlant, mais personne ne peut mettre au jour nos replis secrets, aucun
spécialiste, aucun sage ne peut explorer à notre place. Nous ne pouvons être
réellement conscients de notre moi qu’au cours de nos relations avec les choses,
les possessions, les personnes, les idées. C’est dans l’ordre de ces relations
que nous voyons comment la contradiction surgit aussitôt que l’action cherche à
se conformer à une idée. L’idée n’est qu’une cristallisation de la pensée en un
symbole et l’effort de se conformer au symbole engendre une contradiction.
Ainsi, tant qu’existe un moule dans lequel
vient se couler la pensée, la contradiction continuera; et pour briser ce moule
et dissiper la contradiction, la connaissance de soi est nécessaire. Cette
compréhension du moi n’est pas un processus réservé à une minorité. Le moi peut
et doit être compris au cours de nos conversations quotidiennes, dans la façon
dont nous pensons et sentons, dans la façon dont nous nous dévisageons
mutuellement. Si nous parvenons à être conscients de chaque pensée, de chaque
sentiment, d’instant, nous verrons qu’au cours de nos rapports quotidiens, les
façons d’être du moi sont comprises. Alors seulement peut se produire cette
tranquillité de l’esprit en laquelle l’ultime réalité peut naître.
À l’époque de
Krishnamurti (1895-1986), il y avait certes la télévision, le cinéma et la
publicité, mais rien de comparable à Internet, la machine idéale pour semer la pagaille
mentale. Il faut être fait fort. Rien de mieux que les réseaux sociaux pour générer
les comparaisons, les objectifs irréalistes, les désirs obsessionnels, les compulsions et les
contradictions intérieures et extérieures. Il
suffit de jeter un coup d’oeil sur les sites des influenceurs pour en avoir une
idée.