24 août 2020

Faut-il bannir de la littérature tous les mots «offensants»?

À ce compte-là, il faudrait éliminer la bible pour ses propos extrêmement choquants, haineux et vengeurs qui encouragent la violence.

Mots tabous

Isabelle Hachey 
La Presse+ / 15 août 2020

Le 29 octobre dernier, la professeure Catherine Russell a présenté Pierre Vallières à ses étudiants en cinéma, à l’Université Concordia. Elle leur a expliqué qui était l’homme derrière la bouche : un intellectuel nationaliste, ex-felquiste, auteur de Nègres blancs d’Amérique, paru en 1968.
   Mme Russell, Américaine, a cité le titre du livre à deux reprises, en anglais. De sa propre bouche est donc sorti, à deux reprises, le N-word. Le mot tabou.
   Neuf mois plus tard, des étudiants viennent de lancer une pétition pour condamner Mme Russell, qui aurait fait preuve de «violence anti-noire» en étalant son «autorité, son privilège et son pouvoir de professeure blanche» en classe.
   Le 31 juillet, Mme Russell leur avait pourtant présenté ses plus plates excuses. «Profondément désolée», elle avait admis qu’elle n’était pas au courant des impacts que pouvait avoir, dans le contexte, l’utilisation du N-word.
   Ce n’était pas suffisant.
   Les 200 signataires veulent sa tête. Ils exigent que Concordia lui retire son cours, à l’automne. L’Université n’a pas encore tranché, me dit-on.
   Dans un courriel à la CBC, une porte-parole affirme que l’Université «encourage» les membres de la communauté à rapporter de tels incidents. «Il n’y a pas de place pour le racisme à l’Université Concordia.»
   Y a-t-il encore de la place pour la liberté académique, ce principe fondamental qui accorde aux profs un espace de liberté, justement, pour s’exprimer sans subir de pressions? Allez savoir.
   De cela, Concordia ne dit pas un mot.
   On aura beau expliquer que Pierre Vallières, avec son Nègres blancs, évoquait la réalité de la classe ouvrière canadienne-française de l’époque…
[...]  
   Pour ceux qui condamnent la prof, ce ne sera jamais que des mots vides de sens. Des paroles en l’air.
   Ils n’en ont rien à faire du contexte. Selon eux, le problème, c’est le mot lui-même. Pas «nègre». Pas negro. N*gger. Ce mot-là porte en lui une telle charge explosive qu’aucun Blanc, sous aucun prétexte, ne peut même songer à le chuchoter.
   Point à la ligne.  
   Ceux qui le prononcent, même sans connaître l’existence de cet interdit, doivent être punis. Comme Wendy Mesley, présentatrice de la CBC, suspendue en juin pour avoir prononcé le N-word lors de deux réunions de travail – une fois en rapportant les propos d’une collègue s’étant fait insulter de la sorte et l’autre en citant… Nègres blancs d’Amérique.
[...]  
   Je sais que Nègres blancs d’Amérique est un bouquin. Je trouve absolument fou qu’un prof doive s’excuser pour avoir cité le titre de ce bouquin. 


Ce genre d’intervention de la part de la communauté noire peut avoir l’effet inverse à celui escompté. Faudrait-il réécrire ou éliminer tout ce qui contient le mot nègre ou nigger? C’est pousser le principe à un extrême qui frôle le ridicule, et l’attitude peut éveiller plus de rejet que de compréhension ou de compassion. Pouvons-nous citer sans nous faire taper dessus le livre de Dany Laferrière : «Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer»? Ah, mais vu qu’il est lui-même noir, ça peut passer. Même damné débat qu’avec l’«appropriation culturelle». 

Traduction politiquement correcte de «Nègres blancs d’Amérique»
Renommer l’œuvre ou la brûler?
Caricature de la folie des wokes et de la «cancel culture»...
(via Alexandre Gauthier)
S. E. Fortin@S_EFortin 16 août

Il n’y avait pas plus anti-racisme-esclavagisme que Mark Twain. Néanmoins, il a utilisé les mots negro et nigger à profusion dans ses romans pour illustrer ses propos. Faudrait-il déchiqueter tous ses ouvrages?

Our Civil War was a blot on our history, but not as great a blot as the buying and selling of Negro souls.” ~ Mark Twain (Letter to New York Herald Tribune)

Harper Lee et Mark Twain interdits pour racisme dans les écoles de Virginie

Elena Scappaticci
Le Figaro / 8 décembre 2016

Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur et Les Aventures de Huckleberry Finn ont disparu des classes de cet État du Sud des États-Unis après qu'une mère d'élève en a fait la demande. The Guardian rapporte que les très nombreuses injures racistes présentes dans les deux ouvrages auraient motivé sa plainte.

Exemplaire de la toute première édition. 

Le comté d'Accomac, dans l'État de Virginie, a suspendu la lecture de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur de Harper Lee et des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain dans les écoles publiques, le 3 décembre dernier. En cause? 250 occurrences d'injures racistes, dont l'appellation «nigger» («nègre» dans les traductions françaises), référencées dans les deux ouvrages, datées respectivement de 1960 et 1840. Le Guardian rapporte que cette décision aurait été prise suite à la plainte déposée par une mère d'élève, dont le fils, métissé, aurait été particulièrement choqué par la récurrence systématique du «N-word» dans les deux œuvres.
   «Il y a tellement de discours racistes là-dedans que vous ne pouvez pas passer au-dessus», a-t-elle ainsi déclaré au journal britannique. Son choix semble également motivé par le climat politique né de l'élection à la présidence des États-Unis de Donald Trump, puisqu'elle a précisé qu'il lui semblait peu justifié d'introduire de tels ouvrages dans les écoles alors que la nation américaine était encore «divisée». Une allusion à peine voilée au soutien manifesté par des mouvements d'extrême droite, partisans de la ségrégation raciale à l'ex-candidat républicain. Avec l'élection du candidat républicain, de telles polémiques se multiplient, souvent motivées par la peur de voir se libérer une parole raciste dans l'espace public.

Fausse controverse?

Dans l'attente que le comité mis en place pour l'occasion ne statue sur l'avenir des deux ouvrages, leur éviction définitive des écoles n'a pas encore été prononcée. Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur et Les Aventures de Huckleberry Finn ont déjà disparu en revanche des rayonnages des bibliothèques publiques et des salles de classe des établissements scolaires de Virginie.
   Une décision qui n'a pas manqué de faire réagir la National Coalition Against Censorship, une association américaine de lutte contre la censure, qui dénonce sur son site une décision «particulièrement odieuse» et regrette que, par ce geste, les écoles de Virginie «cherchent à éviter tout débat sur des sujets aussi polémiques que le racisme, au détriment de leurs élèves».

La NCAC a également envoyé une lettre à la commission des écoles de Virginie, dans laquelle elle rappelle une nouvelle fois la nécessité d'étudier ces deux ouvrages à l'école: «Chaque livre permet aux lecteurs d'acquérir une compréhension historique des relations raciales en Amérique et les invite à examiner la situation actuelle. Bien que déconcertantes pour certains, les insultes raciales représentent de manière réaliste l'histoire des États-Unis et doivent être étudiées sous la tutelle d'un enseignant.»

Deux auteurs à l'origine de nombreuses polémiques

Ça n'est pas la première fois que les deux auteurs suscitent de telles controverses. Comme le rapporte le site Slate, l'Association des bibliothèques américaines (ALA) a classé Les Aventures de Huckleberry Finn quatorzième dans sa liste des livres le plus souvent interdits ou contestés (dans les bibliothèques, les écoles, les médias...) depuis le début du XXIe siècle. Le chef-d'œuvre de la romancière Harper Lee, Ne Tirez pas sur l'oiseau moqueur, figure quant à lui à la 21e place. En 2011, l'éditeur américain NewSouth Books a même choisi de publier une nouvelle version du roman, en remplaçant dans cette dernière le mot «nigger» par «slave» («esclave»)...
   Raciste, Mark Twain? C'est oublier un peu vite l'histoire de son roman, qui raconte les aventures de Huck, l'ami de Tom Sawyer et de Jim, l'esclave en fuite, tout en prenant ouvertement parti pour les deux héros. À l'occasion de la publication de l'édition «corrigée» des Aventures de Huckleberry Fin, l'universitaire américaine Sarah Churchwell confiait ainsi son indignation au Guardian : «Beaucoup de lecteurs ne savent pas faire la distinction entre un livre raciste et un livre avec des personnages racistes, expliquait-elle. Le fait que la sympathie de l'auteur va clairement vers Huck et Jim, et contre les esclavagistes (qui sont uniquement des adultes blancs), est occulté, pour eux, par l'utilisation ordinaire du mot “nègre” — même si c'était pourtant le seul que des petits campagnards illettrés des années 1840 auraient utilisé pour décrire un esclave.»
   La censure des deux ouvrages, alimentée par l'atmosphère tendue de l'Amérique de Trump, rejoint également l'un des sujets les plus présents dans le débat public américain, celui de «l'appropriation culturelle». Au cœur de nombreuses polémiques, la notion désigne l'appropriation de la culture d'une minorité par les blancs. Pour Michael North, professeur de littérature américaine interviewé par France Info, les nombreuses controverses soulevées par le roman de Mark Twain seraient «en partie liées au fait que Twain mettait en scène un personnage afro-américain en s'exprimant pour son compte.» Une chose est sûre, 150 ans après l'abolition de l'esclavage, l'Amérique n'en finit pas de panser ses plaies...

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