Petite
histoire d’une très grave maladie qui couvait depuis plusieurs années et que la
pandémie a fait exploser...
L’addiction à
la technologie vue par le photographe © Antoine Geiger
La dérive avait commencé bien avant
Huguette
Poitras, écrivaine
Le Devoir /
25 août 2020
Cela a
commencé avant la COVID-19. Bien avant. Nous nous éloignions les uns des
autres. Subrepticement. Sans égard à l’âge ou au sexe. Les téléphones
intelligents. Toujours à pitonner nerveusement à l’affût d’un texto, d’un
balado, d’une vidéo, d’une photo.
Les
restaurants où chacun pianotait sur son écran tactile, sans contact avec
l’autre, avec qui on était pourtant venu partager un repas. Les enfants en bas
âge qu’on installait devant une tablette, histoire de s’user tranquillement les
yeux sur la nôtre. Les repas en famille escamotés, les conversations
interrompues à tout bout de champ, ce qui donnait dans la réalité comme dans
les séries télévisées des discours morcelés, décousus, incommunicables.
Dans la rue,
on n’entendait plus que des similis soliloques, oreillettes pendantes. Depuis
un certain temps déjà, personne ne regardait plus personne. Qu’on ne se la
raconte pas. La dérive avait bel et bien commencé.
Puis est venu
ce cataclysme mondial, et avec ce maudit virus, tout s’est arrêté. D’un coup
sec. Les lumières se sont éteintes sur nos rencontres familiales, les cours
d’école frémissantes de jeunes cœurs, nos contacts avec nos collègues, avec le
public, les bars du vendredi soir, le magasinage du samedi, les restos bondés,
les théâtres aux entractes amicaux. Et même les mariages et les enterrements.
Les rues sont devenues désertes.
Quelques
promeneurs effarés de rencontrer d’autres humains. Des gens vivant sous le même
toit, couchant dans le même lit, qui se promenaient à distance les uns des
autres. Hébétés, nous nous sommes terrés dans nos solitudes. La peur au ventre.
L’esprit confus. Les vieux mouraient, dans la déréliction la plus cruelle. Loin
de toute humanité. Mais pour plusieurs d’entre eux, auraient-ils au moins eu un
visage familier à leur chevet en temps normal?
La dérive
avait commencé bien avant. Cela fait bien plus de dix ans qu’on parque nos
aînés pour ne plus voir comment on sera plus tard. Sans téléphones intelligents.
Qui plusieurs d’entre eux auraient-ils appelé de toute façon? Pour eux, le
confinement avait commencé bien avant.
Synergie nouvelle
Maintenant,
on ne nous parle plus que de l’après-COVID où l’on prédit que le travail à
distance s’installera définitivement. Chacun dans sa tour d’ivoire. Les
étudiants des niveaux supérieurs derrière leur écran. À distance. Tout se fera
à distance, à entendre certains chantres de ce genre de futur, aux yeux en
signe de piastres. Mais, comme dirait l’autre, «et la tendresse bordel!»
Photo : John Phillips. Fini le hug spontané lors d'une retrouvaille-surprise?
Le bon mot,
les yeux dans les yeux, la tape sur l’épaule, l’entraide entre collègues, les
éclats de rire, les embrouilles aussi. Tout ça fait partie de la vie. Faisait.
Un certain prophète de malheur pontifiait récemment à la télé qu’il nous faudra
oublier pour toujours la poignée de main. «Et la tendresse, bordel!»
Une société
robotisée, aseptisée, virtualisée, qui avance masquée. Retour vers le futur.
Même après le départ de l’horrible intrus covidé? Car il y aura un après. L’humanité
s’est remise de la peste noire, des grandes guerres, et a recommencé à vivre.
Fiévreusement, pour ne pas perdre un instant de la courte vie si précieuse qui
est allouée à chacun. Pour vivre pleinement entre nos deux parenthèses de vie.
Cela a créé des baby-booms. Une nouvelle énergie dans nos sociétés. Une
synergie nouvelle, mais pas basée sur la distanciation.
Si, au lieu
de ces scénarii catastrophes à la Orwell ou tirés des blockbusters d’Hollywood,
on préparait un après-COVID plus humain, où nous aurions le souci les uns des
autres, la détermination de créer un monde meilleur, de sauvegarder notre
environnement, de stimuler le contact entre les générations, en bref, de sauver
l’humanité. De voir à nouveau nos maisons d’enseignement bruisser de nos forces
vives, nos jeunes, au lieu de vouloir accentuer pour le futur les cours à
distance aux niveaux supérieurs.
Si nous n’y
prenons garde, la distanciation n’aura pas seulement tué la COVID, elle aura
aussi tué notre humanité, si nous laissons s’installer, une fois le virus
parti, des façons de faire où l’on bannit le contact rapproché si essentiel à
la survie émotionnelle. Des écoles pleines, des bureaux pleins; nos lieux de
vie et d’échanges sociaux doivent redémarrer une fois la COVID partie.
Si seulement
l’après-COVID pouvait nous réunir dans cette soif les uns des autres, à
partager notre humanité, avec notre chaleur humaine. Sortir du monde virtuel.
Les mains et les yeux dégagés des écrans. À bien regarder tout autour de nous.
Nos frères humains, les animaux, la nature. Si seulement on apprenait quelque
chose quelque part. Si seulement on se regardait avant qu’il ne soit trop tard.
Ce serait alors le plus beau cadeau à léguer aux générations futures. Si
seulement...