«Nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue; elle suffirait, et au delà, à l'accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés. Mais quand elle s'est écoulée dans les plaisirs et dans l'indolence, sans que rien d'utile en ait marqué l'emploi, le dernier, l'inévitable moment vient enfin nous presser : et cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous sentons qu'elle est passée.
Voilà la vérité : nous n'avons point reçu une vie courte, c'est nous qui l'avons rendue telle : nous ne sommes pas indigents, mais prodigues. D'immenses, de royales richesses, échues à un maître vicieux, sont dissipées en un instant, tandis qu'une fortune modique, confiée à un gardien économe s'accroît par l'usage qu'il en fait : ainsi notre vie a beaucoup d'étendue pour qui sait en disposer sagement.
Horloge folle; design : Windsorarts France via Zazzle Inc.
Pourquoi ces plaintes contre la nature? elle s'est montrée si bienveillante! pour qui sait l'employer, la vie est assez longue. Mais l'un est dominé par une insatiable avarice; l'autre s'applique laborieusement à des travaux frivoles; un autre se plonge dans le vin; un autre s'endort dans l'inertie; un autre nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d'autrui; un autre témérairement passionné pour le négoce est poussé par l'espoir du gain sur toutes les terres, par toutes les mers; quelques-uns, tourmentés de l'ardeur des combats, ne sont jamais sans être occupés ou du soin de mettre les autres en péril ou de la crainte d'y tomber eux-mêmes. On en voit qui, dévoués à d'illustres ingrats, se consument dans une servitude volontaire.
Plusieurs convoitent la fortune d'autrui ou maudissent leur destinée; la plupart des hommes, n'ayant point de but certain, cédant à une légèreté vague, inconstante, importune à elle-même, sont ballottés sans cesse en de nouveaux desseins; quelques-uns ne trouvent rien qui les attire ni qui leur plaise : et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude.
Mortels vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Il ne vous souvient jamais de la fragilité de votre existence; vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé; et vous le perdez comme s'il coulait d'une source intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez à un tiers ou à quelque affaire, est peut-être le dernier de vos jours. Vos craintes sont de mortels; à vos désirs on vous dirait immortels.
La plupart des hommes disent : À cinquante ans, j'irai vivre dans la retraite; à soixante ans, je renoncerai aux emplois. Et qui vous a donné caution d'une vie plus longue? Qui permettra que tout se passe comme vous l'arrangez? N'avez-vous pas honte de ne vous réserver que les restes de votre vie, et de destiner à la culture de votre esprit le seul temps qui n'est plus bon à rien?
N'est-il pas trop tard de commencer à vivre lorsqu'il faut sortir de la vie? Quel fol oubli de notre condition mortelle, que de remettre à cinquante ou soixante ans les sages entreprises, et de vouloir commencer la vie à une époque où peu de personnes peuvent parvenir!»
Sénèque; De la brièveté de la vie
Bibliotheca Classica Selecta (Belg.)
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