Le
journal imprimé a presque complètement disparu. Et maintenant l’on se demande
si les journalistes eux-mêmes ne sont pas en voie d’extinction.
Reporters
sans frontières (RSF) : «La violence
du monde continue de s’abattre sur les journalistes, déplore le secrétaire
général de RSF, Christophe Deloire. Une
partie du public considère que les journalistes sont victimes des risques du
métier, alors même qu’ils sont de plus en plus attaqués lorsqu’ils enquêtent ou
effectuent des reportages sur des sujets sensibles. Ce qui est fragilisé, c’est
le droit à l’information, qui est un droit pour tous les êtres humains.»
Bilan
2020 des journalistes tués
https://rsf.org/fr/actualites/bilan-rsf-2020-50-journalistes-tues-dont-plus-des-deux-tiers-assassines-dans-des-pays-en-paix
Bilan
RSF 2020 des journalistes détenus, otages et disparus – une augmentation de 35%
du nombre de femmes journalistes en détention arbitraire
https://rsf.org/fr/actualites/bilan-rsf-2020-une-augmentation-de-35-du-nombre-de-femmes-journalistes-en-detention-arbitraire
Le journal a besoin de l’homme
René
Pucheu * / 14 avril 1962
L’horloge
de la place de l’Opéra marque dix-huit heures moins le quart. Il est temps de
quitter le kiosque. D’une minute à l’autre il va être assailli par le flot des
travailleurs des bureaux et des magasins venant chercher le passe-temps qui
fera oublier les bancs crasseux du métro sale, le rythme triste du train de
banlieue surchargé, l’exiguïté du logis, les anomalies de la feuille de paye ou
les exigences du percepteur.
Tout
à l’heure, dans les lits capitonnés ou sur les châssis sommaires, dans les
fauteuils de style ou sur les tabourets de bois blanc, toutes télévisions
éteintes, le journal recevra les ultimes regards des hommes et des femmes en
mal de sommeil. Sur les moquettes, les descentes de lit, les planchers, les
carrelages, tomberont, telles des feuilles mortes, Confidences ou le Monde, le Chasseur français ou Plaisir de France. Tout à l’heure le peuple de
notre nation dormira.
Le lecteur-chose
Quand
l’aube rejaillira et qu’il se réveillera, rien, peut-être, ne subsistera du
journal en ceux qui lurent mécaniquement. Comme ils parcoururent celui d’hier,
ils feuillèteront celui d’aujourd’hui, celui de demain et celui d’après-demain.
Du néant au néant, de passivité en passivité, sempiternelle projection d’une
attente résignée ou aigrie, le journal est, pour ces regards automatiques,
l’indispensable sorcier qui voile la facticité de l’existence quotidienne en la
faisant oublier, en la métamorphosant sous des décorations, des nappages, des
titrages colorés et exubérants, en «projetant» la vie sur des héros magiques.
Au fond de ces yeux qui ne sont réflexe, Prométhée renonce à sa lutte
libératrice. Il n’a qu’une issue : imaginer que ses chaînes de fer ne sont
que les cordons soyeux dont l’a travesti quelque amicale fée, prendre le Destin
pour la liberté.
Le lecteur-homme
Pourtant,
le journal tel qu’il est, dans le monde tel qu’il est, peut ranimer l’énergie
défaillante de Prométhée, en l’homme et en la femme qui VEUT y rencontrer
l’homme et qui sait comprendre son langage. Une lecture intentionnelle et
méthodique peut métamorphoser le journal lui-même.
À
travers les incantations du sorcier, ces lecteurs qui sont des hommes sauront
entendre les palpitations d’un univers en formidable transformation. À simplement
lire les titres des «Nouvelles de l’Étranger» : Espagne, Malte, Indonésie,
Grande-Bretagne, Chine, Israël, Angola, Tchécoslovaquie, Congo, États-Unis,
Allemagne, Cuba, Vatican, Brésil, Inde, Islande, etc., ils sauront communier à
l’aventure humaine totale. Parce qu’ils auront renoncé à la lecture PASSE-TEMPS
pour faire l’effort d’une LECTURE HUMAINE, le journal leur donnera «l’espace et
le temps, le monde et les autres». Malgré lui et malgré la pesanteur des choses
qui permet à chaque conscience d’exprimer et d’assumer, bien au-delà de
l’expérience individuelle, les pas et les faux pas de l’avancée collective. Le
journal peut être pour qui sait le dominer et le maîtriser l’écho de la marche
des peuples, le balbutiement d’une citoyenneté planétaire.
Ces
lecteurs qui sont des hommes sauront, en outre, dévoiler, au-delà du carnaval
journalistique et d’une mythologie affairiste, l’énorme, le colossal malaise de
l’homme de ce temps. Magie rose et magie noire seront les modulations du cri
déchirant des peuples déçus qui ont besoin de croire aux fées, puisqu’ils
n’osent plus être Prométhée. Paradoxalement, l’extravagante prostitution de la
parole humaine, dont les centaines de milliers de feuilles des dizaines de
milliers d’exemplaires des journaux assurent le colportage paraîtra couvrir un
effroyable silence, un de ces hallucinants «silences de l’histoire» qui
constituent ce «terribles points d’orgue où
elle ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus
typiques».
Ces
lecteurs – dont la seule justification du présent livre est de multiplier le
nombre – puiseront dans la perception de cet abîme de l’homme l’énergie de
mettre en question non pas tant le journal – qui n’est qu’un reflet – que la
civilisation malade dont il est le sorcier.
Malgré
les «illusions perdues» le journal pourra être le moteur des utopies
renouvelées et des récréations recommencées.
Aucune
aliénation n’est définitive. Rien ne résiste à l’homme. D’un homme lisant le
journal peut surgir un monde EXTRAORDINAIRE.
Le journal, les mythes et les hommes; René
Pucheu / Collection
«Vivre son temps» / Les
Éditions ouvrières 1962
* René
Pucheu (décédé en 2008) était diplômé d’études supérieures de Droit et de
l’Institut National d’Études Politiques. Outre son activité professionnelle, il
a œuvré dans divers mouvements de culture populaire et fut l’un des créateurs
de l’Équipe politique de «La Vie Nouvelle». Au cours des nombreuses sessions
qu’il a animées, il a pu apprécier concrètement le rôle de la Presse dans la
formation des mentalités et dans la structuration des personnes.