D'abord faites peur aux
enfants en leur rappelant les effets nocifs des bonbons sur leurs dents.
Des tonnes de papiers
d'emballages finiront au dépotoir. Alors offrez des plateaux de crudités au
lieu des bonbons; vous pourrez faire un potage avec les restes…
Nous sommes nombreux à
nous ennuyer de notre éveilleur de
conscience Serge Bouchard. Je me demande souvent ce qu'il dirait des multiples
situations choquantes, ahurissantes, locales et internationales, dont nous
sommes témoins en ce moment. Le texte suivant est tiré de l'ouvrage
posthume "La prière de l'épinette
noire", une sélection de ses éditoriaux rédigés au fil des ans pour
l'émission C'est fou..., sur les
ondes d'ICI Radio-Canada Première de 2010 à 2021. (1)
S'EMPÊCHER DE PENSER
p. 129
La machine a un premier
rapport avec la force. La machine de guerre applique une plus grande force de
frappe, pour défoncer une porte, pour enfoncer un mur, pour détruire une
structure, pour assommer un homme. La machine augmente le pouvoir d'agir tout
court, elle fait plus, plus vite. Elle impacte, elle tourne, elle vrille, il y
a quelque chose de magique dans son mouvement, surtout s'il est perpétuel. Il a
fallu de l'eau ou du vent pour faire tourner les moulins. Il a fallu du bois et
du charbon pour chauffer les chaudières et libérer la force de la vapeur. Puis,
ce sera l'explosion : le piston, le pétrole et les lubrifiants, les engrenages,
les poulies, les courroies, les transmissions, l'huile et la pression d'huile.
Cette force universelle, c'est le bon ou
le mauvais côté de la force. L'ethnologue français Marcel Mauss, de bonne
réputation, a bien vu le lien entre la machine et la magie, la force et
l'énergie, le mana des Polynésiens, le manitou des Algonquiens. Maîtriser cette
force revenait à forcer moins nous-mêmes, cela nous dispensait du corps-à-corps
avec la matière lourde et résistante, le corps-à-corps avec le soldat ennemi.
La machine distancie en même temps qu'elle accélère. Elle est devenue avec le
temps immensément performante, nous permettant de voyager plus vite, de voler
comme des oiseaux, de déplacer des montagnes, de détruire le monde. Rêve
immémorial de la téléréalité.
La machine faisant tout à notre place, y
compris laver la vaisselle et cirer les planchers, notre condition physique
s'est altérée. Nous avons perdu de la poigne, de la torque et de la masse. Elle est finie, la marche forcée. Il est
fini, le travail au pic et à la pelle. Gosser, raboter, frotter, scier, cogner,
tout cela ne se fait plus. La machine a réglé nos comptes avec le fastidieux,
le contrariant, le difficile. Aujourd'hui, pour se faire des muscles, cela
prend un programme et de la discipline : marcher pour rien, courir dans le
vide, aller au gymnase, grimper, pédaler, à la recherche absurde de son corps perdu.
Puis la machine qui forçait ànotre place, nous sortant physiquement du
champ de la force, cette machine a continué d'évoluer. Voilà qu'elle s'est mise
à calculer, à compter. Là encore, elle s'est attaquée aux opérations
fastidieuses et répétitives. Elle s'est attelée à la tâche de faire des calculs
très rapidement. Elle a accumulé des informations, classé des données,
développé une mémoire infinie. On ne parle même plus de machine, on parle
d'intelligence artificielle, une intelligence ultraperformante qui ne se
fatigue jamais, une intelligence qui n'a pas d'état d'âme, une intelligence qui
nous bat au jeu d'échecs, une mémoire intimidante, une sorte de magie. Car,
n'en doutons point, cet univers numérique est magique.
La première machine nous dispensait de
forcer physiquement. La deuxième nous dispense de penser, elle dispense de nous
gratter les méninges. Nous avions résolu de nous reposer les muscles, voilà que
nous mettons la matière grise à la retraite. Inutile de nous casser la tête,
Google y a pensé pour nous. Le repos de l'esprit s'ajoutant au repos du corps,
se pourrait-il que ces machines aient fini par nous disqualifier et par nous
humilier? Se pourrait-il que nous n'ayons plus rien à faire ici? À défaut
d'affronter les obstacles, nous allons désormais affronter nos jeux et nos
faux-semblants. Nous tuons à distance, comme dans un jeu virtuel, nous jouons à
nous étonner les uns les autres dans une sorte de mise en scène universelle de
la communication numérique.
Il
n'est pas surprenant de voir apparaître des publicités qui nous invitent à
faire des exercices pour nous muscler le cerveau. Car voilà bien ce qui arrive :
nous sommes devenus totalement obsolètes et imparfaits, des êtres pathétiques.
À défaut de vraiment vivre, nous faisons semblant de ne pas être sur la touche.
Nous faisons de l'exercice pour nous rappeler qu'hier nous avions un corps. Et
nous parlons dans le vide, pour nous rappeler qu'hier nous avions une pensée
autonome.
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(1) Serge Bouchard
(1947-2021) s'est fait connaître comme homme de radio et, en littérature, comme
un chroniqueur et un essayiste de premier plan, dont l'œuvre est marquée à la
fois par l'originalité de la pensée et par la qualité de l'écriture. Au cours
des dix dernières années, il nous a donné une suite de recueils qui lui ont
valu l'attachement d'un vaste public et d'importantes distinctions, dont le
prix Gérard-Morisset du gouvernement du Québec et le Prix littéraire du
Gouverneur général. Ce livre posthume de Serge Bouchard fait suite à L'Allume-cigarette de la Chrysler noire
(2019) et à Un café avec Marie
(2021).
La
prière de l'épinette noire / Les
Éditions du Boréal / Collection papiers collés / 2023
La
compilation a été préparée et préfacée par le fidèle coanimateur de Serge
Bouchard, Jean-Philippe Pleau, à qui on peut dire un immense merci…
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Suggestion : plusieurs
archives sur le site Ohdio (ICI Radio-Canada)